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logis, brulèrent les livres, saccagèrent les appartements et détruisirent la maison avec tout ce qu’elle contenait. Le propriétaire est mort. Sa femme, contemplant cette scène avec ses enfants désormais sans appui, vit un soldat donner une pomme à l’un d’eux.

« Merci, » dit-elle, « au moins vous, vous avez du cœur. »
« Non, madame », répondit l’Allemand, « mon cœur est brisé. »

Goethe a dit : « Celui qui veut exercer une influence bienfaisante doit avoir soin de ne rien insulter… Nous sommes devenus trop humains pour nous réjouir des triomphes de César. » Quatre-vingt-dix ans plus tard cette même Allemagne a chassé de leurs villages les femmes belges — dont quelques-unes étaient si faibles que depuis des mois elles n’étaient sorties de leurs maisons — les a entassées dans des wagons comme des bestiaux, et pendant plusieurs semaines les a exposées publiquement, de ville en ville, aux risées, aux moqueries et aux injures de la populace allemande.

Il est possible que le soldat allemand dont le cœur a été brisé à Louvain fasse partie d’une légion d’hommes comme lui et que peut-être, sous l’influence de milliers de cœurs brisés, l’Allemagne se ressaisisse un jour. Elle a déchaîné le malheur sur un continent. Elle a mis en ruines une Europe dont le manque de préparation même contredit ce ridicule mensonge que l’Allemagne a été attaquée la première. Jamais plus l’Europe ne sera ce qu’elle était. Si notre imagination pouvait avoir une exacte conception de cette guerre, elle n’y résisterait pas.

Mais le malheur a sa Pentecôte. Quand son souffle impétueux a passé sur la Belgique et sur la France, et que ses langues de feu se sont posées sur elles, comme les apôtres dans le Nouveau Testament, elles se sont mises à parler sous l’inspiration de l’Esprit. Leurs paroles et leurs actes ont fait rayonner sur le monde une splendeur qu’il ne connaissait plus. La chair, qui avait dominé notre époque et notre génération, s’est effacée en présence de l’Esprit. J’ai entendu des Belges bénir le martyre et le réveil de leur pays. Ils m’ont dit :

« Ne parlez pas de nos souffrances ; parlez de notre gloire. Nous nous sommes ressaisis. »

Des Français m’ont dit :

« Pendant quarante-quatre ans nous avons été malheureux, dans les ténèbres, souffrants, sans foi, croyant que la vraie France était morte. La Résurrection s’est opérée. »

J’ai entendu l’ambassadeur de France, Jules Jusserand, dire dans un éloquent discours :

« George Eliot a fait cette remarque profonde que tout homme traverse une crise où instantanément, sans avoir le temps de réfléchir, il lui faut prendre une décision et agir rapidement. Et qu’est ce qui lui dicte son choix ? Son passé tout entier, la distinction quotidienne qu’il doit faire entre le bien et le mal et qu’il a faite pendant toutes les années précédentes — voilà ce qui lui fait prendre une décision. En un moment la France s’est trouvée plongée dans une crise semblable ; elle a agi instantanément, fidèle à ses traditions historiques d’honneur et de courage. »