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Ever the fiery Pentecost

Girds with one flame the countless host.

Emerson.


I.

Il est des influences et des forces qui ont le pouvoir d’évoquer le passé d’une façon plus frappante encore que les rêves, par des opérations qui nous paraissent tenir de la magie et rappellent les cercles, les baguettes et les paroles cabalistiques des contes de fées. Sollicités par ces rites mystérieux, des voix se font entendre, des ombres et des visages surgissent du néant. De même aussi certaines facultés qui n’ont rien de magique projettent dans notre esprit des visions d’autrefois. Qui de nous n’en a fait l’expérience ? Quel est l’être humain chez qui une mélodie, un parfum n’évoquent pas des souvenirs lointains ? La musique et les parfums sont parmi les plus puissants de ces agents évocateurs ; mais il en est d’autres : la voix, les sons, l’écriture. C’est ainsi que presque toujours, au nom de la ville de Cologne, m’apparaissent les rives d’or du Rhin allemand se déroulant à mes yeux telles que je les vis pour la première fois, il y a bien longtemps. Du pont d’un bateau à vapeur je les vois encore et j’aperçois, menaçantes et sinistres, vingt et une locomotives, formant un seul train, roulant vers une destination nouvelle. C’était le 19 juillet 1870, et ce jour-là, la France venait de déclarer la guerre à la Prusse. C’était la mobilisation qui commençait et à laquelle j’assistais. J’avais dix ans.

Les dates et les anniversaires ont un effet semblable à celui des parfums et de la musique. C’est aujourd’hui le 9 juin. Il y a un an, jour pour jour, j’étais au cœur de l’Allemagne. Je revois, dans tous ses détails, le beau et paisible spectacle que j’avais alors devant moi ; il me semble que jamais je ne pourrai l’oublier ou cesser de l’admirer. Que de fois, pendant le mois de juin dernier, j’ai été frappé de la différence entre ce que je contemplais alors et la vue de ces vingt et une locomotives roulant lourdement sur les rives du Rhin. Par curiosité je feuillette les notes de mon voyage en Allemagne pour voir si j’y ai consigné, le 9 juin dernier, quelque incident qui vaille la peine d’être rappelé aujourd’hui, à un an de distance.

Et voici qu’à la fin des notes de la journée je relève ces phrases : « Je suis de plus en plus frappé du caractère des Allemands. C’est une race puissante, progressive, pondérée. Il couve en eux un lent feu d’unité. On le sent instinctivement. » Telle était alors mon impression d’Américain, d’Américain naïf, profondément naïf, et ne se doutant pas de ce que ce feu lent allait devenir. Et ils étaient aussi naïfs et aussi innocents que moi,