Page:La Pentecôte du Malheur.djvu/6

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les paysans et autres humbles citoyens de l’Empire qui produisaient sur moi cette impression. C’est bien pourquoi ce qui se passe en Allemagne est plus profondément tragique même que ce qui se passe en Belgique.

Le 28 juin 1914, j’étais encore en pleine Allemagne, mais dans un autre endroit, également beau, où à chaque pas se manifestaient l’économie, l’ordre, la capacité qui règnent en Allemagne. C’était un dimanche ; sous un ciel sans nuage, la chaleur était forte et sur les montagnes l’air était embaumé des senteurs des pins. En rentrant à l’hôtel, après une promenade qui avait duré deux heures, je vis un groupe de voyageurs qui se pressaient autour du tableau où l’on affichait les nouvelles. Silencieusement nous lûmes qu’il venait d’être commis un assassinat politique. Le silence se prolongea, non pas que la nouvelle eût un intérêt national pour aucun d’entre nous ; mais parce qu’un crime de cette nature ne peut manquer d’émouvoir et d’attrister tous les gens de cœur.

Enfin le silence fut rompu par un vieil Allemand qui dit : « Voilà l’allumette qui mettra le feu à toute l’Europe. » Aucun de nous ne savait qui il était, et nous ne l’avons jamais su. Le lendemain matin, notre petite bande, composée de naïfs, d’ignorants Américains qui avaient entièrement oublié les paroles du vieil Allemand, reprenait sans souci le chemin de la France ; et le soir nous couchions à Reims. De nos fenêtres nous voyions, en face de nous, la silencieuse cathédrale. Sa masse se dressait vers le ciel dans l’ombre de la nuit, et il s’en dégageait comme une atmosphère de sainteté, sereine et grave. En la voyant, de la chambre où nous reposions, nous avions l’impression que nos pensées revêtaient la forme de la prière.

Deux jours plus tard, avant mon départ, j’allai passer seul, dans le recueillement, une heure sous l’imposante voûte ; et jamais je ne me féliciterai assez de lui avoir fait cet adieu. Quelque temps après — au bout de trente-deux jours seulement — nous nous sommes souvenus de la prédiction du vieil Allemand, car elle s’était soudain réalisée. Cet homme devait savoir ce qu’il disait. Le 1er août 1914, l’Europe s’effondra ; et au mois d’août 1915, dont quelques semaines nous séparent, commenceront, pour les peuples comme pour les individus, les anniversaires. Ainsi que les parfums et la musique, que de visions les anniversaires vont évoquer ! Les jours du calendrier, en se succédant, sonneront comme des cloches dans la mémoire de centaines, de milliers de gens. Chaque date donnera au jour qu’elle représente une importance et une signification particulières pour tous les affligés de tous les cultes et de tous les pays. Dans toute l’Europe le glas silencieux du souvenir résonnera pourtant plus haut aux oreilles de ceux qui sauront l’entendre que le bruit de la mitraille ou de la tourmente.

II.

Le malheur, comme ces locomotives des bords du Rhin, s’est précipité du fond de la Germanie sur les voisines de l’Allemagne ; et c’est cette calamité qui m’a rendu ma foi dans mon pays. C’est l’Allemagne en paix qui avait ébranlé ma foi ; et je ne puis