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Page:La Petite république, 1902 (extrait Par le fer et par l’amour, chapitres XXXI à XXXIII).djvu/12

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j’habite rue Saint-Denis à l’auberge de la Devinière. En face de l’auberge se dresse une maison modeste, telle qu’en peuvent habiter les pauvres gens qui sont forcés à quelque labeur pour assurer leur existence ; les deux femmes dont je suis venu vous entretenir, monseigneur, sont de ces pauvres gens dont je vous parle.

— Deux femmes ! interrompit sourdement le maréchal.

— Oui. La mère et la fille.

— La mère et la fille ! Leur nom ?

— Je l’ignore, monseigneur. Ou plutôt, je désire ne pas vous le faire connaître pour l’instant. Mais il faut que je vous intéresse à ces deux créatures si injustement malheureuses, et pour cela, il faut que je vous raconte leur histoire.

Ces derniers mots rassurèrent le maréchal dont l’imagination commençait à être mise en éveil.

— Je vous écoute, dit-il avec plus de bienveillance pour son interlocuteur que pour les deux inconnues.

— Ces deux femmes, reprit alors le chevalier, sont considérées dans la ville comme dignes de tous les respects. La mère, surtout. Depuis quatorze ans environ qu’elle habite ce pauvre logis, jamais la médisance n’a eu prise sur elle. Tout ce qu’on sait d’elle, c’est qu’elle se tue au travail des tapisseries pour donner à sa fille une éducation de princesse. Oui, monseigneur, de princesse : car cette jeune fille sait lire, écrire, broder et peindre des missels. Elle-même est un ange de douceur et de bonté.

— Chevalier, fit Montmorency, vous plaidez la cause de vos humbles protégées avec une telle ardeur, que déjà je leur suis tout acquis. Que faut-il ? Parlez…

— Un peu de patience, monsieur le maréchal. J’ai oublié de vous dire que la mère dont on ne connaît pas le vrai nom s’appelle la Dame en noir. En effet, elle est toujours en grand deuil. Il y a dans cette existence si noble et si pure un épouvantable malheur…

Et Pardaillan continua d’une voix altérée :

— Ce malheur, je voudrais le racheter au prix de mon sang, car quelqu’un des miens en est la cause…

— Quelqu’un des vôtres, chevalier !

— Oui, mon père, mon propre père, monsieur le chevalier de Pardaillan !

— Et comment votre père…

— Je vais vous le dire, monseigneur, en vous faisant le récit de la catastrophe qui a frappé cette noble dame. Sachez donc qu’elle a été mariée… et que son mari dut s’absenter pour longtemps… Vous le voyez, c’est comme l’histoire de l’ami dont vous me parliez.

— Continuez, chevalier.

— Après le départ de son mari, cinq ou six mois après, cette dame mit au monde une enfant. Tout à coup, le mari revint. Ce fut alors que mon père commit le crime…

— Le crime !…

— Oui, monseigneur, fit Pardaillan tandis que deux larmes brûlantes s’échappaient de ses yeux avec une double flamme de sacrifice… le crime ! Et ce que je dis là, si quelqu’un le répétait, je tuerais ce quelqu’un avant qu’il ait achevé de prononcer le mot… Mon père enleva la petite fille. Et la mère, la mère qui adorait son enfant, la mère qui fût morte pour éviter une larme au petit ange, la mère, monseigneur, fut placée en présence de cette affreuse alternative : ou elle consentirait à passer aux yeux de son mari pour parjure et adultère, ou son enfant mourrait !…

François de Montmorency était devenu horriblement pâle.

Il suffoquait.

D’un geste violent, il arracha le col de son pourpoint.

— Le nom ! gronda-t-il d’une voix rauque.

— Il ne m’appartient pas de vous le dire, monseigneur…

— Comment avez-vous su ? Dites !… râla François debout, luttant contre la folie qui envahissait son cerveau.