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Page:La Petite république, 1902 (extrait Par le fer et par l’amour, chapitres XXXI à XXXIII).djvu/29

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de ce gueux, de ce sacripant, de ce traître, de ce misérable qui avait tué un cerf dans les bois de monseigneur ? Vous le fîtes pendre à la basse branche d’un châtaignier que je vois encore. Bel arbre ma foi ! Il est vrai, et je m’en accuse en toute humilité, dès que monseigneur eut tourné les talons, je dépendis le fripon ; à preuve qu’il se sauva sans même me dire merci ; ça m’apprendra. Ce fut une trahison, Je le confesse.

— J’ignorais ce détail, monsieur de Pardaillan, fit Montmorency.

— Diable ! Ce n’est pas cela que monseigneur appelle une trahison ? Au fait, parmi tant de pendus, un de plus, un de moins… pour le coup, j’y suis ; un beau soir, monseigneur avait lié la partie avec quelques hauts barons comme lui d’aller, à là nuit tombante, enfoncer la porte de certaine chaumière, d’enlever la jeune épousée qui venait de se marier le jour même, et de la tirer au sort avant que le mari… suffit !… Monseigneur et ses amis trouvèrent la cabane vide et l’oiseau envolé ; le rouge m’en vient au front ; ne croyez pas au moins que ce soit cynisme, mais je suis bien forcé de convenir que c’est moi qui avais prévenu le jeune mari de la donzelle…

— J’avais oublié l’oiseau et la cage vide, monsieur de Pardaillan…

— Ah ! pour le coup, monseigneur, je donne ma langue au chat. Vous permettez, monseigneur ? Quand j’ai bien soupé, il m’est impossible de bien digérer si je ne sens pas ma rapière dans mes jambes, manie de vieux ferrailleur…

Pardaillan s’était levé ; vivement il saisit son épée et la ceignit avec un soupir de soulagement.

Henri de Montmorency eut un de ces sourires livides qui parfois donnaient à son visage une si cruelle expression de basse ironie.

— Maintenant, dit-il, je suis sûr que la mémoire va vous revenir !

— En effet, dit froidement Pardaillan ; je me souviens de certaines trahisons du genre de celles que j’exposais. Monseigneur voudrait-il par hasard faire allusion à l’affaire de Margency, après laquelle j’ai eu le regret de le quitter ?

— Vous m’avez quitté parce que vous avez pensé que vous seriez pendu.

— Pendu ! Fi ! monseigneur ! Écartelé, roué vif à la bonne heure ! Mais simplement pendu… je ne me serais pas donné la peine d’entreprendre d’aussi longs voyages. Quant à l’affaire, je la confesse comme les autres, monseigneur ; je vous ai trahi, ce jour-là ; j’ai rendu la petite à sa mère. Que voulez-vous ! J’ai entendu pleurer cette mère ; je lui ai entendu dire des choses qui m’ont donné le frisson ; je ne savais pas que la douleur humaine put trouver de tels accents ; et je ne savais pas qu’il pût y avoir de telles douleurs. Aussi, je me suis dit que si vous aviez entendu pleurer cette mère, vous m’auriez aussitôt donné l’ordre de rendre l’enfant ; j’ai devancé votre ordre… puis, je me suis dit aussi que devant une telle douleur, vous auriez sans doute horreur du crime que j’avais commis en enlevant la petite et que, rempli de cette juste horreur, vous ne manqueriez pas de me jeter en quelque cachot, c’est pourquoi je me suis éloigné. Laissez-moi achever une confession tout entière ; depuis seize ans, il n’est pas un jour où je ne me sois repenti de vous avoir obéi ce jour-là et d’avoir été cause de grands malheurs. Et vous, monseigneur ?

Henri de Montmorency demeura quelques instants silencieux, puis il dit :

— C’est bien, maître Pardaillan. Je vois que vous avez bonne mémoire. J’en reviens donc maintenant à ce que je vous disais : vous m’avez trahi. Je ne cherche pas et ne veux pas savoir les motifs de votre trahison ; je la constate, voilà tout. Or, je vous prie de remarquer que cette trahison, je ne vous la reproche pas. J’ai oublié. Je veux oublier.

Pardaillan écoutait avec une attention soutenue.