Aller au contenu

Page:La Petite république, 1902 (extrait Par le fer et par l’amour, chapitres XXXI à XXXIII).djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Le maréchal se leva, et avec une sorte de dignité rude, ajouta :

— Je veux oublier également qu’il y a un instant, vous avez saisi votre rapière, pensant qu’il y aurait discussion de vous à moi ; je veux oublier que vous avez pu croire que je croiserais mon épée contre votre fer.

Pardaillan se leva et croisa les bras.

— Votre épée, monseigneur, a pu croiser de moins nobles rapières. Je ne suis pas de ces barons qui font métier de voler des femmes ou des enfants ; je ne suis pas de ces ducs qui, armés chevaliers pour protéger le faible et rudoyer le fort, ravalent leur chevalerie à trembler devant les princes, et cherchent ensuite à laver leur bassesse dans le sang de leurs victimes. Non, monseigneur ! je n’ai point de bois dont je puisse transformer les arbres en potences, ni de villages où je puisse promener l’orgueil de mes injustices, ni de châteaux à oubliettes, ni de baillis louangeurs, ni de gardes au pont-levis que franchit pourtant le remords par les nuits d’hiver, alors que les sifflements du vent ressemblent si bien à des gémissements ou à des cris de vengeance. En conséquence, je ne suis pas ce qu’on appelle un grand seigneur. Mais il est bon que parfois les grands seigneurs comme vous entendent des voix comme la mienne. C’est pourquoi je vous parle sans colère et sans crainte, sachant que vous êtes un homme et que j’en suis un autre, sachant que ma rapière vaut votre épée, et que si l’idée vous venait en ce moment de m’imposer silence, j’aurais assez de générosité, moi, pour oublier d’inoubliables souvenirs et honorer votre fer du choc de mon fer.

Henri de Montmorency haussa les épaules, et dit :

— Monsieur de Pardaillan, veuillez vous asseoir ; nous avons à causer…

Le maréchal avait-il entendu la véhémente apostrophe du routier ? Oui, sans doute. Mais peut-être se disait-il que parties de si bas, ces paroles ne pouvaient l’atteindre. Ou peut-être l’attitude de Pardaillan lui inspirait-elle une admiration qui le confirmait dans le projet qu’il avait conçu.

Ce fut donc très froidement que, s’étant assis lui-même, il reprit :

— Je vois, maître Pardaillan, que vous êtes toujours aussi friand de la lame ; mais si vous le voulez bien, ce n’est pas ce soir que vous tirerez l’épée. Assez d’autres occasions vous seront offertes. Je vous tiens pour un bon et digne gentilhomme, j’accorde à votre rapière l’estime que vous réclamez si âprement ; vos paroles ne m’offensent pas ; je ne veux y voir que le cri d’un homme brave et loyal. Écoutez-moi donc, s’il vous plaît, car je veux vous faire des propositions que vous serez libre d’accepter ou de refuser ; si vous refusez, vous tirerez de votre côté, moi du mien, et tout sera dit. Si vous acceptez, il ne pourra en résulter pour vous qu’honneur et bénéfice.

— Voilà qui est parler franc, monseigneur !

Et Pardaillan se dit à lui-même :

— Comme l’âge vous change un homme ! Autrefois, pour le quart de ce que je lui ai dit, il m’eût chargé l’épée et le poignard aux mains… mais que peut-il me vouloir ? Il a oublié l’affaire de Margency, ou n’en garde pas rancune ; il me cajole, il me flatte, aurait-il besoin de moi ?

— Monsieur de Pardaillan, reprit le maréchal après un instant de réflexion, savez-vous que bien des jeunes gens, et des plus braves, envieraient la fermeté de votre regard, la souplesse de vos gestes… Autrefois, vous étiez redoutable ; maintenant, vous devez être terrible…

— Heu ! on connaît son métier de ferrailleur, voilà tout !

— Mais l’âge ?

— Ah ! monseigneur, vous m’avez dit vous-même que je n’avais pas vieilli. Il est de fait que les années me sont légères…