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Page:La Petite république, 1902 (extrait Par le fer et par l’amour, chapitres XXXI à XXXIII).djvu/36

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et très calme, vous avez tort d’évoquer devant ma fille d’aussi odieux souvenirs. Allez-vous-en ; croyez-moi. Vous avez commis une dernière lâcheté en nous arrachant au pauvre bonheur qui me restait. Une félonie de plus ou de moins, cela ne compte pas dans votre vie ! Nous sommes vos prisonnières, soit ! mais je vous jure que je suis décidée à épargner à mon enfant la souillure de vos infâmes allusions.

Un frisson de fureur agita Montmorency. Ses poings se crispèrent. Il fut sur le point de laisser éclater les sentiments sauvages qui bouillonnaient dans cette nature passionnée. Mais il se contint.

— Oui, fit-il en hochant la tête, vous voilà bien telle que je vous ai toujours vue ; toutes les fois que je me suis trouvé en votre présence, c’est de la haine ou de la terreur que j’ai lu sur votre visage. Et aujourd’hui même, après tant d’années qui eussent dû vous inspirer l’oubli peut-être, terreur et haine, voilà ce que je retrouve dans chacune de vos paroles et chacun de vos gestes… Mais tout ceci vous importe peu sans doute. J’ai à vous parler, madame. Et, comme vous, je pense qu’il est convenable que notre entretien demeure de vous à moi. Je prie donc votre fille de se retirer.

Loïse jeta un de ses bras autour du cou de Jeanne.

— Mère, s’écria-t-elle, je ne te quitterai pas !

— Non, mon enfant, dit Jeanne, nous ne nous séparerons pas. Quoi que cet homme puisse dire, ta mère est là pour te défendre…

Henri rougit et pâlit coup sur coup. Son plan d’isoler Jeanne échouait. Un instant, il se demanda s’il n’allait pas recourir à la violence. Mais il vit Jeanne si décidée qu’il eut peur une minute.

Et pourtant, il voulait lui parler. Toute cette passion exaspérée de son jeune âge qu’il avait cru étouffée, montait à ses lèvres.

Son regard, maintenant, vacillait. Sa tête s’égarait.

— Que craignez-vous ? fit-il d’une voix basse et rauque, suppliante et menaçante à la fois. Si j’avais voulu vous séparer de votre fille, je l’eusse déjà fait et facilement. Je ne l’ai pas voulu. Dites et pensez ce que vous voudrez, vous ne m’ôterez pas le mérite de la franchise. Oui, j’ai été violent envers vous, et je le serai peut-être encore. C’est que je suis fidèle à moi-même ! Je ne suis pas de ces lâches qui, mariés, répudient leur femme… Ah ! vous grondez ! Toute votre attitude proteste. Que voulez-vous que cela me fasse ? Vous ne pouvez empêcher d’être ce qui est. Et ce qui est, c’est que si François vous a abandonné lâchement, moi, je suis fidèle !

Un cri d’horreur et d’indignation éclata sur les lèvres de Jeanne. Sans y penser, Henri venait de trouver la meilleure tactique pour forcer Jeanne à lui répondre.

Une seconde, elle oublia Loïse pour ne songer qu’à François.

— Misérable, cria-t-elle dans un élan où il semblait qu’elle fût soulevée par tout son amour de jadis, misérable, c’est toi, c’est ta félonie, c’est ton infamie qui nous a séparés… Mais sache-le, loin de moi, François me pleure, comme je le pleure !

Jeanne éclata en sanglots.

— Mère, mère ! Je te reste ! cria Loïse.

Ces mots de son enfant rendirent à Jeanne sa présence d’esprit. Elle serra sa fille dans ses bras.

— Oui, mon enfant, ma bien-aimée, tu me restes… et tu es bien maintenant mon unique trésor…

Henri contempla d’un œil sombre le spectacle de la mère et de la fille enlacées. Il comprit la faute énorme qu’il avait faite en ne les séparant pas… il comprit que toutes ses paroles seraient vaines, et que la violence seule lui restait comme une dernière ressource.