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Stradella. Avant de sourire et de s’étonner qu’on n’oublie pas que le répertoire annuel de l’opéra de Vienne est au moins de cent opéras et ballets. Il est donc difficile de toujours trouver du neuf, et il y a parfois du vieux si neuf ! Aucun jugement n’est à accepter tout fait sans contrôle, aucun ! Je me suis bien pris de passionnette le printemps passé à l’Exposition du Congrès pour le Baron Gérard ! — Autre exemple : Liszt compositeur, toujours grâce à la raison sociale Hanslick, Brahms et Cie, est parfaitement contesté aussi bien au piano qu’à l’orchestre. Or il y a à Vienne un pianiste qui a tout à fait dans le jeu le clair-obscur propre à faire valoir cette musique si caractéristique de la période romantique. Il s’appelle Auguste Siradal. L’autre jour un accident l’a forcé à interrompre un concert qui devenait un gros succès ; mais nous avons eu déjà la musique de Listz composée sous le titre Funérailles d’après la musique de Lamartine (Harmonies poétiques). Aux curieux de parallèles je propose celui entre cette musique de deuil et la sonate de Chopin où s’intercale la Marche funèbre. C’est la même inspiration, mais ce sont deux tempéraments et deux nationalités… Et il est toujours curieux de voir les mêmes causes produire suivant les personnalités des effets si différents.

Une grande bonne nouvelle : la maison Braun a enfin photographié cet été les tableaux du Musée impérial qui ne l’avaient pas été en même temps que ceux de la magnifique galerie Lichteustein. Ô vous qui méprisez la photographie n’en dites point de mal il s’agit de l’œuvre des Braun ! Elle vaut mieux que toute espèce de critique d’art et la remplace avantageusement… Désormais j’ai cette grande joie de pouvoir enfin me repaître chez moi d’une fidèle image de mes chères grandes vieilles amours du palais du Riug et de Wâhriug, les icônes préférées les voici alignées à mes parois, les voluptueux Corrège, derniers débris sauvés du musée italien de Rodolphe II de Prague détruit par la guerre de Trente ans, les sévères Lorenzo Lotto, toute la resplendissante série des Italiens depuis les limpides et sereines Perugino aux Pâris Bordone festivals de la joie et du coloris vénitiens ; voilà les aristocratiques Van Dyck ; le prince Rupprecht du Palatinat le futur inventeur de la manière noire, la princesse Marie de Taxis (Liechteustein) qui de son vivant ne dut pas avoir plus d’adorateurs qu’aujourd’huy, le soi-disant Waldstein qui mériterait autant d’adoratrices ; parmi les Rubens : ses deux fils (Lichteustein encore), Hélène Froment à la pelisse ridiculisée par l’excitation admirative de M. Sacher-Masoch potache, le triptyque de Saint juste, ce délicieux Titus Rembrandt chantant à gorge déployée, le seul portrait de Rembrandt qui, outre la Fiancée juive du comte Lanskorouski représente un être beau, les orgueilleux Velasquez, les plus superbes après ceux de Madrid et que M. de Beruete, le spécialiste ès-Velasquez, venu de Madrid exprès pour les voir, m’a fait étudier comme il faudrait toujours étudier les œuvres desquelles on veut se permettre de causer, plusieurs matinées consécutives, tableaux décrochés l’un après l’autre et remis sur chevalet entre nos mains. Voici une série d’Allemands non moins inouïe : la plus grande œuvre subsistante de Dürer et la plus complète, sa Toussaint qui ne s’apparie à rien moins qu’à la Dispute du Saint-Sacrement, ses dix mille martyrs, son Maximilien, et les Holbein, et les Cranach, et les Brueghel… Je n’en finirais pas si je voulais tout énumérer… Quel dommage que Théophile Gautier n’ait pas été à Vienne et ne nous ait pas laissé sur la galerie impériale, vidée comme d’une hotte au Belvédère de son temps, des pages semblables à celles qu’il a écrites sur l’Académie de Venise et sur le Prado… Grâce à la maison Braun ceux qui ne peuvent voyager les regretteront moins.

En fait d’exposition la saison a été rouverte par l’une des plus intéressantes que nous ayons eues ici. La maison Gerlach et Schenk qui a la spécialité des grandes publications artistiques allemandes et des reproductions soignées, avait réuni dans cinq grandes salles du Kïmotlerhaùs les originaux de tous ses grands livres : Recueils d’emblèmes et d’allégories, cartes et invitations, l’animal au point de vue ornemental, etc. etc. Les deux premiers volumes sont surtout intéressants parce qu’ils apportent de très précieux documents à histoire du développement de la personnalité de Franz Stuck, peut-être le meilleur dessinateur de la jeune école allemande. Il y avait là des dessins qui dans leur genre se peuvent opposer à tout ce qu’on vante le plus dans d’autres : Ingres, Burne-Jones, Menbel, etc. Ce qui m’a enchanté ç’a été de trouver en tel accord avec la vieille tradition germanique du xvie siècle. Schôngauer, Dürer, Hans Baldimg Grien évidemment ont pincé amicalement la joue de Franz Stucfi enfant, et lui ont guidé la plume pour ses premiers essais… La fraîche imagination qu’il y a là, et quels détails d’une ingénieuse nouveauté ! Dommage que l’Album des Légendes n’existe plus : comme il s’accomoderait bien du dessin exquis où un pierrot patineur pousse une jeune personne encapuchonnée et emmitouflée, tandis que sous les fers du traîneau l’épaisse croûte de glace est soutenue par une pauvre petite naïade auxiliatrice qui guigne à travers le cristal, toute enamourée du jeune couple comme la petite sirène du délicieux conte d’Anderson qui fit le bonheur de mes onze ans. Il y a là, dépensés sur une centaine de feuillets, des trésors d’invention, de grâce et de jeunesse. Tout le volume des cartes et invitations est l’œuvre de Franz Stuck. Il s’agissait de rajeunir ces terribles motifs conventionnels : invitations à des baptêmes, des mariages, des chasses, des dîners, des soupers, des bals, des parties de patinage, faire-part de naissance, de fiançailles, etc. etc. et il en a tiré un parti vraiment merveilleux : certaines de ces inventions ont tellement frappé lors de leur apparition qu’elles ont été immédiatement galvaudées, ont les a vu partout traîner… Mais d’autres, dans d’autres livres les plus belles naturellement, ont passé inaperçues ; tel l’emblème du Ciseleur. Dans la nouvelle série des emblèmes et allégories, il y a surtout un carton au pastel de la danse moderne — la danse de nos salons, telle quelle d’attitudes, d’enlacement — mais où, sur un fond roux pompéien, tel un bas relief, le jeune homme est déshabillé et la danseuse jetée à lui dans une telle frénésie presque pâmée, tandis que pour l’encadrement des satyres lubriques soufflent dans leurs pipeaux, qu’en présence de cet œuvre le soufflet de la concupiscence marquait de rouge au visage la moitié des spectateurs… Je ne donne pas cela pour un éloge ; mais voici l’éloge : c’est d’avoir su demeurer aussi artistique dans cette posture scabreuse à plaisir et faire passer, en même temps que sur nos tempes une aussi chaude haleinée de sensualité, dans nos yeux une telle satisfaction intelligente… Aucune perversité à la Rops ; de la volupté très primitive, très saine, très nature : tout l’élan instinctif d’une fillette pubère et légèrement vêtue à un fort luron tout nu. Il y avait longtemps qu’on n’avait pas été aussi simplement hardi ; le fameux Contraste de Lacha Schueider a été dépassé… d’avance !

À Prague les jeunes commencent à se démener pas mal. Ils ont aussi voulu avoir leur revue illustrée. Le premier a paru. Ceux qui lisent le tchèque sont très contents du texte. Je ne puis juger que des illustrations. Rien de charivaresque comme à Fùgend de Munich, ou de dernier cri parisien comme à la Plume et au Courrier Français. Des qualités de correction et de dessin solide où l’on sent encore les élèves échappés aux leçons de MM. Hynaïs, Pirner et Myselbeck. Pour couverture un beau nu courant à travers des rosiers épineux dessiné beaucoup trop sérieusement par M. Wiesner, un très bon dessin à la plume de M. Swobinski, très recueilli concentré et intime, une grande ébauche historique slave de M. E. Holareck ; on voit qu’il y a loin de cette louable réserve à notre folâtre dévergondage. Mais attendons la suite… Ce n’est ici qu’un commencement d’émancipation. M’est avis qu’avant peu nous verrons du nouveau dans les ateliers