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Ce que disent tous les siècles, ce que diront encore d’autres âges,
Jusqu’à ce que le soleil s’éteigne dans l’abîme insondable.
Quoi ? Quand la lune filtre à travers les nuages sur les déserts,
La poursuivras-tu avec ton monde de pensées ?
…Je ne la cherche plus. Que chercherai-je ? C’est la même vieille chanson.
La soif de l’éternel repos qui vibre à mes oreilles ;
Mais les organes sont brisés et seulement par des cris irréguliers
La vieille chanson se fait encore entendre telle qu’une source tressautante dans la nuit.
Ici, là, arrive parfois quelque voix pure
D’un Carmen seculare que j’avais rêvé ;
Mais déjà elle siffle et clame, jaillit et crève,
Elle roule, tumultueuse et sauvage, sur les cordes,
Et le vent fait rage dans mes pensées, mon cerveau dévasté brûle,
Âprement et froidement, le chant éternel, inachevé, vibre[1]


Un tel pessimisme, sans nul doute d’origine sociale (contact brutal d’un milieu presque asiatique avec la civilisation effrénée de l’Occident), ne pouvait qu’envenimer chez Eminescou la torche lyrique de ses inspirations passionnelles, et en même temps épaissir les nuées qui devaient tant sinistrement obscurcir sa vie, ce vrai document d’infortune humaine. Malgré qu’on sache trop aujourd’hui que des femmes, aux plus vulgaires caprices et aux plus vaniteuses allures, le navrèrent plus même que l’ambiance où il eut « malchance » de vivre, on est obligé de reconnaître que, sauf des violences antiféministes décisives, mais qui se repentent, ses poèmes d’amour exhalent les plus mélancoliques et brûlantes plaintes vers un idéal féminin qu’il aimait à se figurer à jamais mort. En voici un exemple, non le plus impressionnant mais le plus caractéristique, choisi parmi une vingtaine :


Des flots du temps apparais, ma bien-aimée,
Avec tes bras marmoréens, avec ta longue chevelure blonde
Et ta face, diaphane comme la face de la blanche cire,
Amaigrie par l’ombre des douleurs poignantes !
De ton doux sourire tu consoles mes yeux,
Ô femme parmi les étoiles et étoile parmi les femmes ;
Et quand tu tournes ta tête vers ton épaule gauche,
Je me mire, éperdu, dans les yeux du bonheur et je pleure.

  1. Lettre IV, 1881.