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LA PLUME

chantait, il dansait, il déclamait. Quelques traits achevèrent de lui valoir une célébrité.

Un jour il était aller trouver Mme Shall, l’étoile du grand théâtre, et avait sollicité de sa bienveillance un emploi de danseur dans le corps de ballet. Puis, comme celle-ci manifestait quelque surprise, prestement il défit ses bottes et usant de son chapeau de paille comme d’un tambourin exécuta deux ou trois pirouettes qui provoquèrent un évanouissement. Un autre jour, dans le parc royal, grisé par le chant des fauvettes, il entoura de ses bras le tronc d’un arbre centenaire. Il ne cachait point que son aïeul était faible d’esprit. On riait volontiers. On l’invitait à titre de « phénomène ». Ses manières étaient extrêmement divertissantes.

Dans ses mémoires Andersen s’attarde longuement à cette curieuse époque de sa vie. Il subissait alors une sorte de hantise. Sa jeune imagination, pas encore défrichée, errait sans cesse à la recherche de combinaisons extraordinaires.

Il vivait toutes les vies avec une intensité puissante. Chaque soir il voyait défiler de> « figures merveilleuses » dont les gestes lui dictaient ses gestes, dont les paroles inquiétantes avaient un singulier retentissement dans tout son être. Comme plus tard Flaubert, il connut les murs sombres d’un hospice, ses cours étroites, ses longs vestibules et les pas de gardiens qui sonnent, lugubrement mêlés à de lointains cris de souffrance. La misère l’étreignit rudement.

Il écrit :

« Mon père avait fabriqué son lit lui-même avec les débris d’un catafalque. Aux clous pendaient encore des lambeaux de drap noir. Mon grand-père, le faible d’esprit, découpait dans du papier des chimères qu’il offrait aux enfants des villages. »

Pas un jour de fête… Pourtant, des lueurs… À sa mansarde s’épanouissait une caisse de roses (elle fleurit encore dans la Reine des Neiges)… Un jour des soldats espagnols vinrent à Odensée… Plus tard il fit un court voyage à la campagne.

Enfin il passa la mer. Il fut admis comme figurant au théâtre de Copenhague. Quelques vers inaugurèrent cette adolescence. Puis des bienfaiteurs lui vinrent en aide, purent l’aiguiller vers la science. Et un dédoublement s’opéra. — De sa nature, Andersen ne garda que l’enveloppe douloureuse.

En lui s’installait un juge profond, sévère, qui ramènerait à leur stricte valeur toutes les manifestations du sentiment. Il connut la passion des mathématiques. Lui-même raconte :