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velles batailles. Si médiocre que soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre ; c’est pourquoi l’extermination est nécessaire. »

Les groupes exercent aujourd’hui la véritable omnipotence. « Le pouvoir de tous ne compte avec personne », dit quelque part Balzac[1]. Or, aujourd’hui le pouvoir de tous, c’est le pouvoir des groupes. Car tout le monde est embrigadé. — On peut aussi appliquer à la politique des groupes le mot de Casimir Périer[2] : « Tout pouvoir est une conspiration permanente. » Aujourd’hui, le pouvoir résidant dans les groupes, on peut dire que tout groupe est une conspiration permanente. Il est une conspiration contre la liberté des individus, contre l’originalité des consciences individuelles.

Telle est l’impunité de groupe. Cette lâcheté collective est bien en germe dans la nature humaine. Sighele remarque que les enfants, quand ils se trouvent ensemble, deviennent plus méchants et plus cruels… « La niche un peu hardie, le petit vol, l’escalade d’un mur qu’aucun n’aurait osé faire ou même méditer tout seul, ils y songent et ils le font, quand ils se trouvent beaucoup ensemble. Nous-mêmes, nous autres hommes, nous devons reconnaître que s’il est un cas où nous pouvons faillir aux lois de la délicatesse ou à celles de la pitié, c’est alors justement que nous sommes plusieurs ensemble. Car le courage du mal s’éveille alors en nous[3]. » — Mais cette disposition naturelle est renforcée par les particularités de notre état social. Au premier rang on peut noter l’influence de l’esprit fonctionnariste. — Tolstoï donne un bon exemple d’irresponsabilité fonctionnariste. C’est la fin de la deuxième partie de Résurrection. — Plusieurs forçats partant pour la Sibérie sont morts à cause de la chaleur excessive et aussi à cause de l’imprévoyance des fonctionnaires chargés de régler le départ. Mais la responsabilité de cet incident ne retombe sur personne. Chacun des fonctionnaires est couvert par un ordre. D’ailleurs, en cette occurrence les divers fonctionnaires sont moins préoccupés de porter secours à ceux qui souffrent que d’accomplir les formalités pour faire enregistrer les décès et pour mettre à couvert leur responsabilité. — Nos administrations ont parfaitement vu les avantages de l’anonymat. Les décisions sont de moins en moins prises par des individus ; elles sont prises — en apparence — par des comités, des commissions, c’est-à-dire des entités à peu près anonymes et irresponsables.

L’impunité de groupe est un fait social significatif et peu rassurant. C’est un symptôme de rapetissement intellectuel et moral, c’est un indice d’une moindre

  1. Balzac. — Préface de Catherine de Médicis.
  2. Cité par Balzac, Préface de Catherine de Médicis.
  3. Sighele. — Psychologie des Sectes, p. 215.