Page:La Plume (Revue) - Volume 14, 1902.djvu/374

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suivant la ligne de la moindre résistance. Elle s’attaque d’instinct à l’être faible et sans défense, de même que la goutte d’eau s’écoule suivant la pente la plus facile. Cela est visible dans tous les groupes, petits ou grands, durables ou passagers.

Qu’on se rappelle la table d’hôte de la pension Vauquer dans Balzac et les brocards qui se concentrent sur le père Goriot. Qu’on se rappelle aussi dans la nouvelle de Maupassant intitulée l’Héritage les sarcasmes à jet continu des employés du ministère contre le père Savon. Il est rare de voir un groupe sans un souffre-douleur, un pâtiras. Il y a là quelque chose de semblable à ce qui se passe chez les animaux domestiques, quand on voit une basse-cour se ruer sur un poulet malade pour l’achever à coups de bec.

Eh ! bien ! le talent du meneur, dans notre stade de criminalité sournoise, consiste à capter, à canaliser et à diriger au gré de ses intérêts ou de ses rancunes cette force spéciale qui est la méchanceté de groupe. C’est là la technique qui est au fond de toutes les moqueries concertées, de toutes les délations, de toutes les intrigues sordides, de toutes les niaiseries méchantes, de toutes les mises en quarantaine sociales, de tous les coups de pieds de l’âne au mérite qui sont aisément observables dans les corps, les clans et les coteries de tout genre. D’ailleurs dans la société, le faible n’est pas nécessairement faible intellectuellement ou moralement. C’est simplement l’isolé, l’indépendant, ou encore le sincère, très supérieur la plupart du temps à ceux qui ameutent autour de lui les ricanements grégaires.

Contre l’isolé le meneur hypocrite a beau jeu. Il dirige à coup sûr contre lui la méchanceté et la lâcheté du groupe. Pour lui, il reste dans la coulisse, couvert par l’anonyme complicité des autres.

La criminalité de groupe veut l’impunité et elle l’obtient à coup sûr. Cependant si l’isolé s’avise à un moment donné de se rebiffer contre le groupe, ce dernier feint l’indignation et entonne le chœur connu :

Cet animal est très méchant ;
Quand on l’attaque il se défend.

Par privilège spécial, un groupe doit échapper aux conséquences de ses méfaits. Il veut être lâche et féroce impunément. Lorsque des haines de groupe se sont acharnées sur un individu, elles ne veulent pas le laisser se relever. Même quand le groupe ne semble rien avoir à redouter de l’individu qu’il a annihilé, il prévoit toujours des représailles possibles.

Il applique instinctivement le précepte de Machiavel qui dit « qu’il faut achever les blessés sans pitié, afin qu’ils ne surgissent pas guéris et aptes à de nou-