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Poison


Pourquoi retires-tu de ta blouse ton petit col droit, Dodo ? »

Elle n’accorda pas de réponse.

« Peut être ne peut-il plus servir ? »

Pas de réponse.

Un tel silence irrite comme un poison le système nerveux de celui qui questionne ; il excite tout le cerveau et met les nerfs à fleur de peau.

« Entends-tu, toi ? »

La jeune fille posa tranquillement une petite feuille de papier, et la maman lut cette note d’un journal anglais :

« Le cou de la femme. Vous négligez, mesdames, depuis de longues années votre bien si précieux : le cou ! Retirez de suite vos durs carcans.

« Ce n’est qu’en toute liberté que les organes peuvent se développer, et tout ce qui veut atteindre la beauté ne le peut que libre. Toute contrainte tue. Le corset tue la poitrine, le col le cou, l’ordre d’aujourd’hui l’âme. Par l’étouffement tout devient mou ; mais par la liberté souple ! Expulsez tous les cols de laine, enlevez de vos blouses toute raideur, prenez de légers vêtements de soie, ou marchez sans voile. Ne calomniez pas votre cou, laissez-le vaillamment se défendre contre le froid et la tempête. Chaque coup d’air, chaque rayon de soleil apporte à votre cou des forces esthétiques. Jeunes filles ! faites de la gymnastique ! La gymnastique modèle le cou. Qu’il soit beau au repos, plus beau encore en mouvement ! Un cou gonflé, c’est presque un crime moral. »

Comme si un domestique avait cassé un service, ou s’il était revenu à la maison une heure en retard, ou s’il avait apporté au lieu de bière forte de la petite, la bonne dame fut bouleversée. On aimerait dans ces cas-là à jeter des cris aigus, à grincer des dents, bref à rejeter son ennemi à la façon d’un gorille, les cheveux hérissés et la lèvre pendante.

La dame dit : « On devrait cacher les journaux devant toi. Où as-tu trouvé celui-là ? »

Comme on dirait : « Où as-tu trouvé la petite bouteille de poison ?!… »

« Il était dans le monde, comme toutes les vérités. Je l’y ai pris. »

« Tu es stupide. Dodo, je te prie de ne pas retirer ton col, n’est-ce pas ?! »

Point de réponse.

« Dodo, ne retire pas ton col. Je ne le puis supporter. Je ne le supporte pas, ça suffit. »