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LA BAIE DE LA FAIM

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une heure durant sur le pays d’alentour puis s’abattraient dans la fontaine.

Mais la migration ne s’accomplit pas. La fontaine coule régulièrement.

La nuit s’en va abandonnant sur lelit individuel un bouquet de nénuphars. Au matin le gardien voit le bouquet. Il questionne le fou qui ne répond pas et, dès iors, aux bras de la camisole de force, le malheureux ne sortira plus de sa cellule.

Au petit jour, CorsaireSanglot a déjà quitté ces lieux dérisoires.

Jeanne d’Arc-en-ciel,la pêcheuse de perles, Louise Lame se retrouvent dans un salon. Par la fenêtre on voit la tour Eiffels’érigeren grissur un ciel de cendres. Sur un bureau d’acajou un presse-papier de bronze en forme de sphinx voisine avec une boule de verre parfaitement blanc.

Que faire quand on est trois ? Se déshabiller. Voici que la robe de la pêcheuse tombée d’un coup la révèle en chemise. Une chemise courte et blanche laissant voir les seins et les cuisses. Elle s’étire en bâillant cependant que Louise Lame dégrafe minutieusement son costume tailleur. La lenteur de l’opération rend plus énervant le spectacle,un sein jaillit puis disparaît. La voici nue elle aussi. Quant à Jeanne, elle a depuis longtempslacéré son corsageet arraché ses bas.

Toutes trois se mirent dans une psyché et la nuit couleur de braises vives les enveloppedans des reflets de réverbères et masque leur étreinte sur le canapé. Leur groupen’est plus qu’éclaircies blanches dues aux gestes brusques et masse mouvante animée d’une respiration unique Corsaire Sanglot passe sous la fenêtre. Il la regardedistraitement commeil a regardéd’autres fenêtres. 11 se demande où trouver ses trois compagneset continuesa promenade.Son ombre projetée par un phare d’automobile tourne au plafond du salon commeune aiguillede montre. Un instant les trois femmes la contemplent. Longtempsaprès sa disparition, elles se demandent encore la raison de l’inquiétude qui les tourmente. L’une d’elle prononce le nom du corsaire.

« Où est il à cette heure ? mort peut-être ? » Et jusqu’au soir elles rêvent au coin du feu. La mission Albert a été découverte par des pêcheursde baleines.Le bateau emprisonnédans les glaces ne recelait plus que des cadavres. Un drapeau fiché dans la banquise témoignait de l’effort des malheureuxnavigateurs. Leurs restes seront ramenés à Oslo (anciennement Christiania). Les honneurs seront rendus par deux croiseurs.Une compagniede marinsveillera leurs dépouillesjusqu’à l’arrivée du cuirassé qui les emportera en France.

L’Asile d’aliénés, blanc sous le soleil levant, avec ses hautes muraillesdépasséespar des arbres calmes et maigres, ressembleau tombeau du roi Mausole.Et voiciqueles sept merveillesdu monde paraissent. Ellessont envoyéesdu fond des âges aux fous victimes de l’arbitraire humain. Voici le colosse de Rhodes. L’Asile n’arrive pas à ses cheilies. Il se tient debout, au-dessus, les jambes écartées. Le phare d’Alexandrie, en redingote,se met à toutes lesfenêtres. De grands rayons rouges balayent la ville déserte, déserte en dépit des tramways, de trois millionsd’habitants et d’une police bien organisée. D’une caserne la diane surgit sonore et cruelle, tandis que le croissant allégorique de la lune achève de se dissoudre à ras de l’horizon. Les jardins du Champ-de-Marssont parcourus par un vieillard puissant, au front vaste, aux yeux sévères.Il se dirigevers la pyramideajourée clela tour. Il monte. Le gardienvoit le vieillard s’absorber dans une méditation profonde. Il le laisse seul. Le vieillard alors enjambe la balustrade, se jette dans le vide et le reste ne nous intéresse pas.

Il y a des instants de la vie où la raison de nos actes nous apparaît avec"toute sa fragilité. Je respire,je regarde,je n’arrive pas à assigner à mes réflexionsun champ clos.Elles s’obstinent à tracer des sillons entrecroisés.Commentvoulez-vous que le blé, préoccupation principale, des gens que je méprise, puisse y germer. Maisle corsaireSanglot,la chanteusede Musichall, Louise Lame,les explorateurspolaires et les fous, réunis par inadvertanceclansla plainearide d’un manuscrit, hisseront en vain au haut des mâts blancs les pavillonsnoirs annonciateursde peste s’ils n’ont auparavant, fantômes jaillis cle la nuit profondede l’encrier, abandonné les préoccupations chères à celui qui cle cette nuit liquide et parfaite ne fit jamais autre choseque des taches à ses doigts, taches propres à l’apposition d’empreintes digitales sur les murs ripolinés du rêve et, par là, capablesd’induire en erreur les séraphins ridicules de la déduction logique,persuadésque seul un esprit familierdes majestueusesténèbresa pu laisserune trace tangible de sa nature indéciseen s’enfuyant à l’approche d’un danger comme le jour ou le réveil, et loin de penser que le travail du comptableet celui du poète laissent finalement les mêmes stigmates sur le papier et que seull’oeilperspicace des aventuriers de la penséeest capable de faire la différenceentre les lignessans mystèredu premier et le grimoire prophétiqueet, peut-être à son insu, divin du second, car les pestes redoutables ne sont que tempêtes de coeurs entrechoqués qu’il convient d’affronter avec des ambitions individuelles et un esprit dégagé du stupide espoir de transformeren miroir le papier par une écriture magique et efficace. ROBERTDESNOS