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VIE D’HÉRACLITE

vant point par ailleurs à se débarrasser des contradictions rencontrées dans les textes et la vie d’Héraclite ; voulant lui-même expliquer par Homère Héraclite qui voulait qu’on fouettât ce poète ; cependant M. Bise se retrouve en terre ferme chaque fois qu’il constate qu’Héraclite n’aimait pas la foule. Il doit avouer que son auteur n’aimait pas non plus les aristocrates, qu’il avait refusé d’être roi d’Éphèse, qu’il caricaturait les bourgeois, mais il n’aimait pas la foule, voilà qui est clair. Il refusa aussi de donner une constitution à Éphèse, Cela, M. Bise ne le comprend pas. M. Bise n’aime pas les démocraties, mais il aime les constitutions. Si Héraclite avait donné une constitution à sa patrie, le nez de M. Bise n’aurait pas eu à se perdre dans tant de bouquins : son livre était fait. Le vrai, c’est que parler d’une politique d’Héraclite, en présence des fragments connus, n’a aucun sens. Cette politique, au moins conçue à la façon réaliste de Pierre Bise, ne peut être qu’une construction purement imaginaire. D’où le plan du livre : l’homme, série d’allégations psychologiques, qui à l’aide de textes mal cimentés pris à droite et à gauche, et non pas chez Héraclite, tendent à constituer une figure de l’Éphésien qui rende vraisemblable l’unité finale de vues politiques entre Héraclite et le compilateur — puis la doctrine, exposé des opinions courantes sur celle-ci, exposé incomplet (qui ignore en particulier l’ouvrage de Spengler) dont le défaut n’est pas d’avoir mis en lumière les courants d’opinion et les disputes philosophiques, qui se sont produits à propos d’Héraclite (de tant de critiques dont on nous entretient pas un qui ait l’air d’avoir une personnalité définie), enfin les lettres, analyse et texte des lettres apocryphes attribuées à Héraclite. Cette dernière partie de l’ouvrage vient après une conclusion insuffisante (Le Gouvernement des Sages) et serait proprement incompréhensible si elle n’était pas explicable par le désir de redire son fait à Jean-Jacques Rousseau, en qui se cristallisent pour l’auteur toutes les horreurs de la démocratie ; et si Héraclite après tout fait dans le système du monde qu’on lui voit prédominer au-dessus de toutes choses, aux dépens de toutes choses, le Commun qui s’identifie au logos, à la substance même du devenir, à ce qui se retrouve sans le changement, cela passera une fois de plus à l’actif de ces contradictions paradoxales auxquelles, au bout de 281 pages, M. Bise s’est enfin accoutumé.

Plus brièvement je signalerai que dans son livre sur Oswald Spengler, analysant l’Heraklit de ce philosophe, M. Fauconnet soulève la question de savoir si, comme le prétendent Hegel et Lassalle, Héraclite affirme l’identité des contraires, question laissée dans l’ombre par M. Bise (pour qui les contraires sont surtout des contrariétés), rapporte comme idée originale de Spengler la théorie de Baeumaker qui soutient qu’Héraclite se borne à affirmer l’opposition et la coexistence nécessaire des contraires et non leur identité. De même, Spengler nie l’existence pour Héraclite d’une substance, objet du devenir. Et on voit comment cela sert à Spengler à nier qu’Héraclite soit le premier matérialiste. M. Fauconnet dans sa préface remercie M. Rivaud, de la Faculté de Poitiers, de l’avoir documenté sur Héraclite. Mais il n’a évidemment pas lu le livre de M. Rivaud (Le Problème du Devenir et la notion de la matière, Paris 1906) où une opinion bien différente est exprimée. Ou bien peut-être M. Fauconnet préfère passer cette opinion sous silence. Quant à M. Salomon Reinach, il est d’avis avec Spengler (que cependant son histoire des philosophies ignore) pour penser qu’Héraclite n’a pas affirmé l’identité des contraires mais qu’ « il a laissé cette singulière découverte à Hegel ». Il ajoute : « Nous comprenons peu sa théologie » et en effet, ce bon vieux Salomon la comprend fort peu. Où a-t-il été pêcher cette histoire de l’autre monde, d’un mort qui devient démon, puis comme plus ça change, plus c’est la même chose, redevient homme : « De la sorte, dit à Zoé Salomon, une petite fille peut être identique à son grand-père ». Je lis dans le livre de Rivaud (page 122, note 264) : « La migration des âmes n’est nulle part exprimée chez H. » Et même l’âme est chez Héraclite une expression analogue au nom de Zeus qu’il emploie toujours à des fins paraboliques. « À son tour, (l’âme) doit mourir. Mourir pour l’âme c’est se changer en eau. L’eau à son tour redevient terre et la terre redevient, eau, puis feu ; ainsi les âmes naissent, et meurent successivement (Rivaud) ». Ces citations montrent la valeur de la documentation de ces divers commentateurs d’Héraclite. Il est à noter que des trois, seul M. Reinach est un pur fumiste. Mais les deux autres sont, inégalement, il est vrai des confusionnistes professionnels.

La philosophie d’Héraclite garde-t-elle une actualité, et le devenir qui est sa source n’a-t-il pas rendu inutile l’étude de cette philosophie ? Pour reprendre une expression célèbre de Benedetto Croce : Qu’y a-t-il de vivant dans la philosophie d’Héraclite ? Répondre à cette question suppose un examen des textes de l’Éphésien. On sait que bien que Salomon Reinach écrive : C’est celui des philosophes présocratiques dont nous possédons le plus de fragments, les fragments connus de l’œuvre héraclitienne sont en majorité d’une origine suspecte. Toutes les lettres, reproduites à la fin du livre de M. Bise, en particulier, relè-