Page:La Révolution surréaliste, n09-10, 1927.djvu/51

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vent de ce genre de faux très particulier qui rappelle à s’y méprendre ces devoirs rhétoriques où l’on met en rapport deux personnages comme La Fayette et Napoléon, et dans lesquels l’auteur ne manque jamais de faire allusion à tous les contemporains des illustres compères, dont le nom sonne bien aux oreilles d’un studieux élève de troisième, Mademoiselle Mars, par exemple. Pour ce qui constitue l’œuvre même d’Héraclite, les fragments ne nous en sont parvenus qu’autant que des philosophes, des historiens ont pris le soin d’en reproduire le texte dans leurs propres livres. Le premier, Schleiermacher, s’occupa de les réunir. Tous ne sont pas d’une authenticité certaine. Diogène Laërce, Sextus Empiricus. Clément d’Alexandrie, et divers auteurs chrétiens, etc., soigneusement dépouillés pendant un siècle, ont laissé entre les mains des exégètes un texte dont le sens général ne semble pas en contradiction avec les commentaires libres de la philosophie d’Héraclite, qui se rencontrent dans les poètes et les historiens de l’antiquité et des premiers temps de l’ère chrétienne. C’est là tout ce qu’on peut dire. Sur des textes aussi précaires, de l’ordre de succession desquels assez vainement Schleiermacher, Zeller, Schuster, Gomperz ont tenté de se prononcer, l’imagination des commentateurs se donne libre cours. Mais leurs interprétations ne concordent guère. Quand l’accord se fait d’une façon assez générale, c’est que l’hypothèse risquée a pour heureux effet de supprimer une contradiction de l’œuvre d’Héraclite, quand ce n’est pas de sa vie (sans doute légendaire). Critérium hasardeux si l’on songe qu’Héraclite disait qu’on ne peut séparer le blanc du noir même avec une hache. C’est ainsi que tout ce qu’on connaît d’Héraclite l’Obscur se retourne contre ceux qui cherchent à l’expliquer contre leurs méthodes.

La conception classique de la théorie physique d’Héraclite est clairement exposée par Rivaud, selon le schéma de Gomperz : doctrine du devenir éternel, conception des oppositions qualitatives, croyance à la permanence de la substance. On a cherché à classer suivant une hiérarchie ces trois termes.

Diels s’est élevé contre ces tentatives. « La contradiction, dit Rivaud, comme le devenir apparaît sous des formes et à des degrés innombrables auxquels la multitude des expressions doit tenter de s’égaler. »

Mais la critique en voulant ordonner Héraclite agit sans doute avec moins d’innocence qu’il semblerait dans l’abord. C’est un émerveillement sans fin chez les divers auteurs que de constater quelles doctrines, quelles gens se sont réclamés d’Héraclite. Cela constitue, chemin faisant, un bon tiers du livre de M. Bise. Il n’en résulte pas, comme le dit Rivaud que : « La physique héraclitéenne un peu vague s’adapte merveilleusement à tous les usages », la médecine, la magie, la sophistique, la politique, etc., mais simplement que bien des esprits ont cherché à introduire, avec un ordre, qui n’y était nullement, dans les propositions d’Héraclite un sens étranger à la pensée de ce philosophe. De quelle utilité leur était donc Héraclite, et que lui prenaient-ils ? Ils lui prenaient sa méthode, sa logique, et la grandeur d’Héraclite est bien dans celle-ci. Il est le père de la dialectique : c’est pourquoi, de nos jours, si restreints, si obscurs que soient les fragments connus de son œuvre, elle garde un prestige qu’on cherche à faire servir aux fins les moins conciliables.

L’étonnement de M. Bise devant le refus d’Héraclite de donner une constitution aux Éphésiens nous en apprend long sur les difficultés mentales de tous les commentateurs avec la doctrine du devenir. Comment Héraclite aurait-il (empruntons aux matérialistes historiques cette épithète) consenti à créer une machine métaphysique, lui qui posait le devenir comme la réalité ? Lui qui à aucun moment n’est tombé dans la monstrueuse erreur sociologique d’Hegel. Le pessimisme d’Héraclite, sans cesse expliqué par les facteurs de la vie personnelle ou par ceux des religions antiques, donne aussi bien du mal aux commentateurs. Parle-t-il sérieusement, Héraclite, quand il affirme l’excellence de la guerre, qui est l’opposition des contraires, et le mode même du devenir ? Est-ce pure parabole ? Il ne semble pas qu’un seul ait entendu que c’est un refus de moraliser l’histoire. Héraclite accepte les faits comme tels, et les considérant comme les étapes du devenir, ne les soumet pas à des idéologies explicatives. Ici encore il est rejoint par Hegel, mais c’est la gauche hégélienne seule qui le suit. Et en effet, ce qui gêne les commentateurs d’Héraclite, ce n’est pas seulement l’obscurité de ses formules (obscurité pourtant qui les mène au délire, eux qui ignorent la valeur d’une image, s’ils lisent une phrase comme : « Le temps est un enfant jouant aux dés », se prenant la tête à deux mains pour savoir si cela cadre encore avec l’esthétique kantienne, confondant une fois de plus comme il est coutumier aux esprits fermés à la poésie, la valeur relative d’une expression et la valeur absolue d’une pensée, ne voyant plus ici la négation de l’image mythique du vieux Chronos, et la négation de toute providence, se perdant entre les dés de la phrase, se demandant si le Temps n’est pas plutôt un jeune homme, etc.) ce qui gêne les commentateurs c’est le devenir de ces formules. Ils voudraient les fixer, et voici qu’elles s’échappent, qu’elles se transfor-