Page:La Révolution surréaliste, n09-10, 1927.djvu/52

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ment, qu’elles donnent naissance à des idéologies qui ne sont pas purement héraclitiennes. Les universitaires ne peuvent admettre cela, la vie des idées les choque absolument comme celle de leurs élèves. Il faut à tout prix empêcher les collégiens d’aller au bordel. Ce n’est pas que toutes les filiations de la pensée d’Héraclite soient également condamnables. Mais il y en a de trop subversives. Celles-ci où l’on montrera qu’elles ne découlent pas d’Héraclite, donc qu’elles sont bâties sur une illusion de leurs inventeurs, ou l’on s’en servira contre Héraclite lui-même. De tout son livre M. Bise n’est pas parvenu à faire un choix entre ces deux méthodes. D’où quelque obscurité dans les raisons d’être de ce volume. Cet antidémocrate pacifiste, sa pensée politique concrète s’éclaire quand il réunit dans une phrase : « Les holocaustes de l’Orient, les proscriptions de Sylla, les Saint-Barthélémy de toutes sortes, la Terreur, les tueries de Verdun et les horreurs de Moscou. » Ajoutez à cela quelques réflexions bien senties sur le fanatisme, le mot révolutionnaire toujours pris en mauvaise part, la Révolution française considérée comme une œuvre d’envieux etc., et si vous considérez qu’il souligne, avec Gomperz, l’influence d’Héraclite sur Proudhon, le plus puissant penseur subversif des temps modernes (sic), vous comprendrez que confusément à travers Héraclite, c’est à la dialectique qu’on en a, parce que la dialectique est la méthode philosophique des révolutions. Cela est si vrai qu’un esprit réactionnaire au premier chef, et le mot réactionnaire prend ici un sens bien précis (est réactionnaire, ce qui cherche à s’opposer au devenir, même d’une façon déguisée), comme Oswald Spengler, pour fonder une idéologie qui est à l’opposé de l’attitude révolutionnaire, cherche à détourner aussi à sa source héraclitienne le mouvement philosophique contemporain. Il lui faut dénaturer la dialectique. C’est pourquoi, de ces trois termes classiques du schéma de Gomperz, il en escamote un, permanence de la substance, et met ainsi à la disposition d’un néospiritualisme dualiste la pensée mutilée d’Héraclite. De même, Pfleiderer, Schuster, ont essayé d’adapter à ce que l’on connaît d’Héraclite une interprétation religieuse dont Zeller et Rohde ont fait justice.

Et d’abord c’est Hegel qu’il s’agit de séparer d’Héraclite, malgré l’affirmation d’Hegel que toute sa logique se trouvait déjà dans Héraclite. Qu’Héraclite ait ou non affirmé l’identité des contraires, ce n’est qu’un prétexte. Il est possible qu’Héraclite fût plus voisin de la conception des degrés de Benedetto Croce que de la logique hégélienne classique. Il est possible que Frédéric Lassalle ait donné une interprétation abusive d’Héraclite. Il est possible qu’Héraclite ait ou n’ait pas conçu seul l’unité des qualités opposées, etc. Il n’en est pas moins vrai que la logique d’Héraclite est devenue la logique d’Hegel. Or, malgré les efforts de ce dernier pour donner droit de cité à la dialectique en la faisant artificiellement aboutir à une sociologie en accord avec le gouvernement prussien d’il y a cent ans, Hegel est toujours le bouc émissaire de la philosophie en France, en 1926. Sans doute même ceux-là qui font métier d’ignorer Marx (Je cite M. Reinach : « Marx… est un écrivain obscur, lourd, d’ailleurs peu original. Ses idées avaient été exprimées, parfois dans les mêmes termes, un siècle plus tôt, par l’Anglais William, Thompson (de Cork)… les disciples intelligents de Marx… ont… apporté des atténuations à cette doctrine, que personne n’admet plus aujourd’hui dans sa rigueur », et quant à M. Bise, il ne connaît que Proudhon, il n’a jamais entendu parler du matérialisme historique) ne peuvent pas méconnaître que l’instrument d’Hegel, devenu celui de Marx et d’Engels, devenu celui de Lénine, fait aujourd’hui dans les conceptions philosophiques, une certaine espèce de ravages qui n’est pas dans la règle du jeu. La négation de la négation, après avoir été un pont-aux-ânes, a pris une forme un peu trop menaçante, un peu trop concrète. Aussi voit-on que les ânes aujourd’hui, et quelques rusés qui savent braire, cherchent, en disqualifiant Hegel, à s’opposer au sort paradoxal d’une pensée qui tout d’abord ne leur prêtait qu’à rire. (Je cite M. Reinach : Hegel est, surtout redevable de ses idées à Fichte et à Schelling, mais il s’est aussi inspiré d’Héraclite, de Platon, des néo-platoniciens, de Jacob Boehme, de Spinoza et de Leibniz… Tout cela débute par quelque chose d’infiniment vague… Il ne faut pas se contenter de, sourire, il faut, se fâcher, car Hegel triche… Hegel se croit Dieu… Hegel est panthéiste… Chose plus grave encore que ces sottises, Hegel, triche continuellement…). Avec Oswald Spengler, le livre d’André Fauconnet vient nous donner l’exemple de ce que l’on peut, précisément en trichant, faire encore aujourd’hui sortir d’Héraclite. Nous y découvrirons à la fois une de ces méthodes de détournement dont je parlais, la démarche d’un esprit réactionnaire, et une tentative d’enrayer l’idée révolutionnaire en déplaçant l’attention philosophique. Cela nous permettra de prendre congé de MM. Bise et Reinach, qui font pâle figure dans ce triptyque à côté d’Oswald Spengler flanqué d’un professeur d’allemand de la Faculté de Poitiers.

« Depuis la fin de la guerre mondiale, aucune œuvre philosophique n’a eu, dans l’Europe centrale, un retentissement com-