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LE RIRE ROUGE

(Fragments d’un manuscrit)
(Suite et fin.)[1]

Fragment VI.


…ç’avaient été les nôtres. Au milieu de cette étrange confusion d’opérations qui, pendant tout un mois, avait régné dans notre armée et dans l’armée ennemie, en annulant tous les ordres et tous les plans, nous étions sûrs que l’ennemi nous menaçait, le quatrième corps notamment. Et tout était prêt pour l’attaque quand quelqu’un distingua nettement nos tuniques, et dans dix minutes la conjecture se changea en une certitude calme et heureuse : c’étaient les nôtres. Ils semblèrent nous reconnaître : ils avançaient tranquillement vers nous, et dans cette marche tranquille, on devinait, comme chez nous, le même sourire joyeux d’une rencontre imprévue.

Et quand ils se mirent à tirer, nous ne pûmes comprendre du premier coup ce que cela voulait dire et nous souriions encore sous toute une grêle de shrapnells, de balles qui pleuvaient sur nous et enlevaient des centaines d’hommes à nos rangs. Quelqu’un parla d’une méprise, et — je m’en souviens nettement — tous nous vîmes que c’était l’ennemi, que c’étaient ses tuniques et non les nôtres, et nous ripostâmes par une salve. Au bout d’un quart d’heure de ce combat étrange, j’eus les deux jambes emportées et ne revins à moi qu’à l’ambulance, après l’amputation.

Je demandai comment la bataille avait fini ; on me donna une réponse rassurante, mais évasive : j’en conclus que nous avions été battus ; et puis moi, — homme sans jambes, — je fus saisi de joie à la pensée qu’on me renverrait chez moi, que j’étais quand même vivant pour longtemps, pour toujours. Et ce ne fut que dans huit jours que j’appris certains détails qui firent renaître mes soupçons et me remplirent d’une terreur non éprouvée encore.

Oui, il paraît que ç’avaient été les nôtres, et que notre obus, lancé par notre canon, par notre soldat, m’avait emporté les

  1. Voir la Revue du 1er mai 1905.