Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/238

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jambes ! Et personne ne put m’expliquer comment cela s’était fait. Quelque chose s’était fait, quelque chose avait voilé les regards, et deux régiments de la même armée — en face l’un de l’autre, séparés par la distance d’une verste — pendant toute une heure s’étaient mutuellement exterminés, sûrs d’avoir affaire à l’ennemi. Et l’on parlait de cet événement de mauvais gré, à demi-mots, et — c’était ce qu’il y avait de plus étonnant — un grand nombre de ceux qui en parlaient ne se rendaient pas encore compte de la méprise. Plutôt ils s’en rendaient compte, mais ils croyaient qu’elle avait eu lieu plus tard, et qu’au début ils avaient eu, en effet, affaire à l’ennemi, disparu soudain on ne sait comment ni où, en nous exposant à nos propres engins. Quelques-uns en parlaient hautement, en donnant des explications précises, qui leur semblaient vraisemblables et évidentes. Moi-même, jusqu’à présent, je ne puis dire avec certitude comment a commencé ce malentendu inexplicable, car j’ai vu distinctement, d’abord, nos tuniques rouges, puis les leurs — oranges. Et on oublia presque aussitôt cet événement, on l’oublia au point d’en parler comme d’une véritable bataille, et dans ce sens furent rédigées et envoyées beaucoup de correspondances tout à fait de bonne foi. Je les lus, déjà chez moi. On nous traita d’abord — nous autres blessés dans cette bataille — d’une manière un peu étrange, on semblait nous plaindre moins que les autres ; mais bientôt cela disparut aussi. Et seuls, des cas analogues à celui-ci et le fait que dans l’armée ennemie deux détachements avaient été presque totalement massacrés l’un par l’autre en en venant la nuit au corps à corps — m’autorisent à croire qu’il y a eu une méprise.

Notre docteur, celui qui m’a amputé les jambes, vieillard osseux, sec, sentant l’iodoforme, le tabac, le phénol, toujours souriant par-dessus ses moustaches d’un gris jaunâtre, me dit en clignant des yeux :

— Vous avez de la chance de retourner chez vous. Il y a quelque chose qui ne va pas du tout.

— Quoi donc ?

— Quelque chose qui ne va pas du tout. De nos temps ça a été plus simple.

Il avait pris part à la dernière guerre européenne qui avait eu lieu environ un quart de siècle auparavant et il en parlait fréquemment et avec plaisir, tandis qu’il ne comprenait pas celle-là et, comme je l’avais remarqué, il la redoutait.

— Oui, ça ne va pas du tout bien, soupira-t-il en fronçant les sourcils et en disparaissant dans un nuage de fumée. Je serais parti moi-même si cela était possible.