Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/250

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vivants sont transformés en cadavres. Le ciel lui-même frémit, secoué par tout ce fracas, par cette vibration incessante de l’air, et amoncelle au-dessus de leur tête des nuages, un orage, et ils se tiennent les uns en face des autres, sans reculer, et s’entretuent. S’il arrive à l’homme de ne pas dormir trois nuits, il est malade et ne se souvient plus de rien, et ils n’ont pas dormi plus de huit jours et ils sont tous fous. C’est pourquoi ils ne sentent pas la douleur, c’est pourquoi ils ne reculent pas, et ils se battront tant qu’ils n’auront pas été exterminés tous. On communique que certains détachements ont manqué d’engins et que les hommes se sont lancé des pierres, en venaient au corps à corps, s’entre-dévoraient comme des chiens. Si ceux qui resteront vivants reviennent chez eux, ils auront des crocs comme les loups, mais ils ne reviendront pas, ils sont fous, ils s’extermineront tous. Ils sont fous. Tout est renversé dans leur cerveau, et ils ne comprennent rien ; si on les fait tourner sur eux, à l’improviste, d’une manière brusque, ils se mettent à tirer sur les leurs, persuadés qu’ils combattent contre l’ennemi.

D’étranges bruits… Bruits étranges qu’on se communique à voix basse, en pâlissant de terreur et de sauvages pressentiments. Frère, frère, écoute ce qu’on dit du rire rouge. Il paraît que des détachements de fantômes, de troupes d’ombres ont apparu. La nuit, quand les hommes fous s’endorment, ou dans le plus fort d’une bataille diurne, quand le jour clair devient lui-même un fantôme, ils surgissent soudain et tirent des canons illusoires, remplissent l’air d’un bruit illusoire, et des hommes, des hommes vivants, mais fous, surpris par cette attaque brusque, luttent contre un ennemi illusoire, deviennent fous de terreur, deviennent blancs momentanément et meurent. Les fantômes disparaissent soudain et un calme se fait, et des morts mutilés jonchent le sol. Qui est-ce qui les a tués ? Sais-tu, frère, qui les a tués ?

Quand après deux batailles survient une accalmie, et que les ennemis sont loin, soudain au milieu d’une sombre nuit, un coup de feu isolé, craintif, retentit. Et tous sursautent, tous chargent l’obscurité et tirent longtemps, des heures entières, dans l’obscurité silencieuse, sans réponse. Que voient-ils ? Quel est cet être terrible qui leur montre son image silencieuse, respirant la terreur et la folie ! Tu le sais, frère, et moi je le sais aussi, et les hommes l’ignorent, mais ils le pressentent et ils demandent en pâlissant : Pourquoi y a-t-il tant de fous ? Autrefois il n’y a jamais eu tant de fous !

— Autrefois il n’y a jamais eu tant de fous ? disent-ils en pâlissant, et ils veulent croire que maintenant il n’y a rien de