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Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/251

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changé, que cette violation universelle de la raison n’atteindra pas leur pauvre cerveau.

— Les hommes se sont battus autrefois, n’est-il pas vrai ? et toujours ils l’ont fait et jamais il n’y a eu rien de semblable. La lutte est la loi de la vie, disent-ils avec conviction et calme, et ils pâlissent aussitôt, cherchent des yeux un médecin et se mettent à crier : De l’eau ! un verre d’eau, plus vite !

Ils auraient consenti à devenir idiots, ces hommes, pour ne pas sentir leur raison fléchir, pour ne pas la sentir s’épuiser dans la lutte inégale contre la folie. Ces jours où là-bas on amoncelait cadavres sur cadavres, je ne pus trouver nulle part la paix et je me mêlai aux hommes et j’entendis beaucoup de ces propos, je vis beaucoup de ces hommes, un sourire feint aux lèvres, affirmer que la guerre était loin et ne les touchait pas. Mais je vis encore plus de terreur nue, vraie, des larmes, des cris de désespoir, quand la raison suprême elle-même, dans la tension de toutes ses forces, arrachait à l’homme cette dernière supplication, cette dernière malédiction ;

— Quand donc finira cette boucherie insensée !

Chez des amis que je n’avais pas vus depuis longtemps, je rencontrai un officier fou, revenu de la guerre. Il était mon camarade d’études, je ne le reconnus pas, mais sa mère qui lui avait donné la vie ne l’aurait pas reconnu non plus : s’il fût resté toute une année enseveli dans une tombe, il en serait sorti moins changé. Il avait blanchi et était tout blanc ; ses traits avaient peu changé ; il gardait le silence et semblait écouter quelque chose, ce qui donnait à son visage l’air si détaché, si lointain qu’on ressentait un certain trouble à lui parler. Voici dans quelles circonstances il avait perdu la raison : ils formaient la réserve quand le régiment voisin chargea à la baïonnette. Les hommes s’élancèrent en poussant des cris, des hourrahs si forts qu’ils couvraient les coups, et soudain les coups cessèrent, les cris de hourrahs cessèrent aussi ; ils étaient accourus, le combat à la baïonnette avait commencé, il se fit un calme de tombeau et sa raison ne supporta pas ce calme.

Maintenant il est tranquille tant qu’on parle autour de lui, qu’on fait du bruit, qu’on crie, il écoute et attend ; mais à peine un calme momentané se fait, il saisit sa tête de ses deux mains, se jette contre le mur et se débat, dans une attaque semblable à un accès d’épilepsie. Il a une nombreuse famille, on veille à tour de rôle sur lui, on l’entoure de bruit, mais il reste des nuits, de longues nuits en silence. — Son père, tout blanc, un peu fou, lui aussi, s’est mis à la besogne. Il a couvert les murs de sa chambre