Aller au contenu

Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/254

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’argent et son brosseur était allé la chercher dans quelque boutique, puis il l’avait collée, peut-être l’avait-il mise lui-même à la boîte.

La roue de ce mécanisme compliqué appelé la poste se mit en branle et la lettre partit à travers les bois, les champs, les villes, passant de mains en mains, mais portée infailliblement à son but. Il mettait ses bottes ce dernier matin — tandis qu’elle avançait, il était tué et elle avançait, il était jeté dans la fosse, enseveli sous des cadavres et de la terre, et elle avançait à travers les forêts, les champs, les villes, fantôme vivant sous un pli gris estampillé. Et je la tiens maintenant.

Voici le contenu de la lettre, elle est écrite sur des bouts de papier, au crayon, elle n’est pas terminée, quelque chose est venu l’interrompre :

… « Je viens de comprendre la grande joie de la guerre, cette antique jouissance rudimentaire de tous les hommes, les hommes intelligents, rusés, astucieux, infiniment plus curieux que les animaux sauvages. Ôter éternellement la vie est aussi beau que jouer au « law » tennis avec des planètes et des étoiles. Pauvre ami, quel dommage que tu ne sois pas des nôtres, que tu sois forcé de végéter dans le fade train-train de la vie ! Dans l’atmosphère de la mort tu aurais trouvé ce à quoi ton noble cœur inquiet aspirait toujours. Le festin sanglant — cette comparaison un peu banale est la vérité même. Nous pataugeons dans du sang jusqu’aux genoux et la tête tourne de ce vin rouge, comme l’appellent en plaisantant mes braves compagnons. Boire le sang de l’ennemi n’est pas une coutume aussi absurde que cela nous paraît : ils se rendaient compte de ce qu’ils faisaient…

… « Les corbeaux croassent. Entends-tu ! les corbeaux croassent. D’où en vient-il tant ? Le ciel en est obscurci. Ils se posent à côté de nous, n’ont pas peur de nous, nous suivent partout — et nous les avons toujours au-dessus de nos têtes, telle une ombrelle de dentelles noires, un arbre mobile aux feuilles noires. L’un s’est approché de mon visage pour y donner du bec, me croyant mort sans doute. Les corbeaux croassent, et c’est ce qui me tourmente un peu. D’où en vient-il tant ?

… « Hier nous les avons égorgés dormants. Nous marchions à pas de loup, appuyant à peine les pieds, nous rampions avec tant de ruse et de précaution que nous n’avions frôlé aucun cadavre, n’avions effarouché pas un corbeau. Pareils à des ombres, nous avancions et la nuit nous cachait. J’ai moi-même enlevé la sentinelle : je l’ai renversée et étouffée de mes mains pour qu’il n’y ait pas de cris. Le comprends-tu ? le moindre bruit aurait tout perdu.