Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/255

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Mais l’homme n’a pas crié. Il me semble qu’il n’a pas eu le temps de se douter qu’on le tuait. Ils dormaient tous autour du feu, couvant sous la cendre, ils dormaient tranquilles, comme dans leurs lits. Nous avons mis plus d’une heure à les égorger. Quelques-uns se sont éveillés avant le coup. Ils gémissaient et demandaient quartier. Ils mordaient. L’un m’a arraché un doigt, avec les dents, de la main gauche, que j’ai eu l’imprudence d’appuyer sur sa tête. Il m’a mordu et je lui ai simplement tordu le cou, qu’en penses-tu ? Sommes-nous quittes ? Comment ne se sont-ils pas réveillés tous ? On entendait les os craquer, on entendait hacher la chair. Puis nous les avons dévêtus et avons tiré au sort leurs habits. Mon ami, ne te fâche pas de la plaisanterie. Pointilleux que tu es, tu diras que cela sent le maraudage, mais nous-mêmes nous sommes presque nus, tout est usé. Je porte depuis longtemps une camisole de femme et ressemble plutôt à une… qu’à un officier de l’armée victorieuse.

« À propos, mais tu es marié, à ce qu’il me semble, il ne te sied pas de lire ces choses-là. Mais… comprends-tu ? les femmes. Que diable ! je suis jeune et j’ai soif de l’amour. Mais attends, c’est toi qui as eu une fiancée. Tu m’as montré la photographie d’une toute jeune fille en me disant que c’était ta fiancée, et quelque chose de triste, de très triste, était écrit dessus. Et tu as pleuré. Pourquoi as-tu pleuré ? Il y a longtemps de cela, je m’en souviens vaguement. Pas de tendresses à la guerre. Et tu as pleuré. Pourquoi as-tu pleuré ? Qu’est-ce qui a été écrit dessus de si triste, de si triste ? Et tu as pleuré, tu as pleuré !… Quelle honte de pleurer quand on est officier !

… « Les corbeaux croassent. Entends-tu, ami ? Les corbeaux croassent. Que nous veulent-ils ? »

Plus loin, les lignes tracées au crayon étaient presque effacées, et il était impossible de déchiffrer la signature.

Et voilà ce qui est étrange : sa mort n’a réveillé en moi aucune pitié. Je me figurais très bien son visage où tout était mou, délicat ; comme chez une femme : le teint, la fraîcheur sereine et juvénile des yeux, la barbe si duveteuse et tendre qu’une femme aurait pu s’en parer. Il aimait les livres, les fleurs, la musique, fuyait tout ce qui était grossier, faisait des vers, et mon frère, en sa qualité de critique, assurait que c’étaient de très bons vers. Et je ne pouvais concilier avec tout ce que je savais, ce que je me rappelais de lui, ni les corbeaux croassant, ni le massacre, ni la mort

…Les corbeaux croassent.

Et soudain, pour un instant fou d’indicible félicité, il me sembla que tout était mensonge, qu’il n’y avait pas de guerre. Car