Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/261

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ma sœur, tous ceux qui habitaient cette maison. On ne voyait pas les visages et je les reconnaissais à leurs voix.

— Cela n’existe que dans notre imagination.

— Non, cela est réellement. Regarde.

En effet, le nombre des cadavres avait augmenté. Nous en cherchâmes attentivement la cause et nous la trouvâmes : à côté de tout corps près duquel il y avait de la place libre un cadavre apparaissait, la terre semblait les rejeter. Et bientôt tous les intervalles vides se remplirent et la terre devint plus claire — des corps d’un rose tendre formaient des rangs, les plantes des pieds tournées de notre côté. Et une lueur rose tendre inonda la chambre.

— Regardez, il n’y a plus de place.

La mère répondit :

— L’un est déjà ici.

Nous nous retournâmes : derrière nous, par terre, était étendu un corps rose tendre, la tête renversée. Et aussitôt un autre, un troisième apparurent à côté. Et la terre les rejetait l’un après l’autre et bientôt des rangs réguliers de corps roses remplirent la chambre.

— Il y en a dans la chambre des enfants, dit la bonne. J’en ai vu.

— Il faut partir, dit ma sœur.

— Pas de passage, répliqua le frère. Voyez.

En effet, ils nous touchaient déjà de leurs pieds nus et étaient étendus en rangs serrés, bras contre bras. Mais voici qu’ils remuèrent et frémirent, se levèrent en rangs réguliers : de nouveaux morts sortaient de la terre et les redressaient.

— Ils nous étoufferont ! dis-je. Sauvons-nous par la fenêtre.

— Impossible ! cria mon frère. Impossible. Vois ce qu’il y a là !

…Devant la fenêtre, dans la lueur pourpre immobile, se dressait le Rire rouge en personne.


Léonide Andreïeff.