Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/260

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bler tout mon corps, comme au plus fort de la fièvre. Je tâtai ma tête, elle était de feu.

— J’étais plutôt là-bas, pensais-je. En tout cas, il n’est pas un étranger.

Il était assis dans son fauteuil, devant la table chargée de livres, et ne disparut pas comme l’autre fois, mais resta. À travers les rideaux baissés, une lueur rouge s’infiltrait dans la chambre, mais elle n’éclairait rien, à peine perceptible. Je m’assis à l’écart sur le canapé et j’attendis. Il faisait calme dans la chambre et de là-bas venait un bruit égal, le bruit sourd d’une chose qui tombait, des cris isolés. Et ils approchaient. Et la lueur rouge devint plus forte et je vis dans le fauteuil le profil d’un noir de fer, comme encadré de rouge.

— Frère, dis-je.

Mais il gardait le silence, immobile et noir comme une statue. Une planche craqua dans la chambre d’à côté, et il se fit un calme extraordinaire comme dans un endroit où il y aurait beaucoup de morts. Tous les sons expirèrent et la lueur pourpre elle-même prit une insaisissable nuance de mort et de calme, devint immobile, un peu terne. Je crus que ce calme émanait de mon frère et je le lui dis.

— Non, cela ne vient pas de moi, dit-il. Regarde par la fenêtre.

J’écartai les rideaux et me jetai en arrière.

— Voilà ce que c’est ! dis-je.

— Fais venir ma femme, elle n’a pas encore vu cela, ordonna mon frère.

Elle était dans la salle à manger occupée à coudre ; à la vue de mon visage, elle se leva docilement, piqua l’aiguille dans son ouvrage et me suivit. J’écartai les rideaux de toutes les fenêtres et la lueur rouge entra librement par les grandes baies, sans rendre la chambre plus claire cependant ; elle resta aussi sombre, et seules les fenêtres se détachaient en énormes carrés lumineux.

Nous nous approchâmes de la fenêtre. Au-dessus du mur, au-dessus de la corniche, commençait un ciel égal d’un rouge de feu sans nuages, sans étoiles, sans soleil et s’étendait au delà de l’horizon. Et en bas s’étendait un champ aussi égal, d’un rouge de feu, tout couvert de cadavres. Tous les cadavres étaient nus, les pieds tournés vers nous, de manière que nous ne voyions que les plantes et les têtes pointues. Et tout était calme — évidemment tous étaient morts, et sur le champ immense il n’y avait pas de blessés oubliés.

— Leur nombre augmente, dit mon frère.

Il se tenait aussi près de la fenêtre et tous y étaient, ma mère,