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Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/62

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LE RIRE ROUGE[1]

PREMIÈRE PARTIE

Premier Fragment.

…Folie et horreur.

Je sentis cela pour la première fois quand nous marchions sur la route de N… ; nous marchâmes dix heures de suite, sans nous arrêter, sans ralentir notre marche, sans ramasser les morts, en les laissant à l’ennemi qui nous suivait en masses compactes et, au bout de trois, quatre heures, effaçait avec ses pieds nos traces. Il faisait une chaleur torride. J’ignore le nombre de degrés, quarante, cinquante ou davantage, je sais seulement qu’elle était longue, désespérément égale, accablante. Le soleil était énorme, incandescent, terrible, comme si la terre s’en fût approchée et serait bientôt consumée par ce feu impitoyable. Les yeux se refusaient à regarder. La prunelle, petite et rétrécie, petite comme un grain de pavot, cherchait en vain de l’obscurité sous l’ombre des paupières baissées, le soleil pénétrait l’enveloppe fine et envahissait le cerveau fatigué.

Mais, malgré tout, on était mieux comme ça, et longtemps, quelques heures peut-être, je marchai les yeux fermés, en entendant la foule remuer, en entendant le piétinement des pieds d’hommes et de chevaux, le grincement des roues de fer broyant les

  1. La Revue a publié dans son numéro du 15 décembre 1902 une étude sur Léonide Andreieff. Nous faisions prévoir alors le rôle important que le jeune écrivain devait jouer dans la littérature russe contemporaine. Ces prévisions se trouvent aujourd’hui superbement réalisées au-delà de toute attente. Le Rire Rouge, la toute récente composition d’Andreieff, dont La Revue commence la publication, est un chef-d’œuvre qui fera événement. Aucun tableau de la guerre actuelle n’est plus réaliste, plus émouvant. Les scènes qui s’y déroulent étreignent l’âme, et l’ensemble, d’une grande envergure, aura sans doute sa place marquée dans la littérature internationale de nos jours. (Note de la Rédaction).