Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/63

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petites pierres, l’haleine oppressée et haletante et le bruit des lèvres sèches. Mais je n’entendais pas de paroles. Tous gardaient le silence, comme si c’eût été une armée de muets qui avançait, et quand quelqu’un tombait, il tombait en silence, les autres se heurtaient contre son corps, se relevaient en silence et, sans se retourner, avançaient, comme si tous ces hommes muets eussent été en même temps sourds et aveugles ; je bronchais aussi et je tombais, et alors j’ouvrais les yeux involontairement, et ce que je voyais me semblait une fiction sauvage, délire pénible de la terre en démence. L’air surchauffé frémissait, sur le point de fendre les pierres frémissaient aussi silencieusement, et les rangs éloignés des hommes à un tournant du chemin, les canons et les chevaux se séparaient de la terre et, sans le moindre bruit, oscillaient comme une masse gélatineuse, — comme si c’eût été une armée d’ombres immatérielles et non d’hommes vivants qui marchait. Le soleil énorme, rapproché, terrible, avait allumé sur chaque canon de fusil, sur chaque plaque de métal un millier de petits soleils éblouissants et, de toutes parts, des côtés, d’en bas, ils pénétraient dans les yeux, ardents, aiguisés comme des baïonnettes chauffées au blanc. Et la chaleur desséchante, brûlante, entrait dans le fond même du corps, dans les os, dans le cerveau, et il semblait parfois que ce qui se balançait sur les épaules n’était pas une tête, mais un globe bizarre, extraordinaire, lourd et léger, étranger et terrible.

Et alors, et alors tout à coup, je me souvins de la maison : je revis un coin de chambre, un bout de papier bleu, une carafe d’eau toute poudreuse, intacte sur ma table, — ma table, dont un pied, plus court que les deux autres, était appuyé sur un bout de papier plié. Et dans la chambre d’à côté, sans que je les voie, semblent être ma femme et mon fils. Si je pouvais, j’aurais crié, tant cette vision simple et familière, — ce bout de papier bleu, cette carafe poudreuse et intacte, — était extraordinaire.

Je sais que je me suis arrêté, en levant les bras, mais quelqu’un m’ayant poussé par derrière, je repris ma marche rapide, en me hâtant Dieu sait où, sans sentir ni la fatigue, ni la chaleur. Et je marchai longtemps ainsi, à travers les rangs interminables et silencieux, côtoyant les nuques rouges, brûlées par le soleil, en effleurant presque les baïonnettes brûlantes impuissamment baissées, lorsque tout à coup une idée me fit arrêter, je me demandai ce que je faisais, où j’allais si vite. Sans ralentir le pas, je tournai de côté, je me frayai un passage vers l’espace libre, je franchis un ravin et je m’assis sur une pierre comme si cette pierre rugueuse et brûlante eût été le but de tous mes efforts.