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Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/70

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chose de pareil. Au moins les mouvements de ces trois-là ont ressemblé à une danse.

Il se rappelle nettement : quand il eut la poitrine percée d’outre en outre par une balle, il tomba et, pendant un certain temps, avant de perdre connaissance, il gigota, comme s’il dansait. Il parle de cette attaque avec un sentiment étrange mêlé de crainte et d’un certain désir d’éprouver encore une fois la même chose.

— Et encore une balle dans la poitrine ? demandai-je.

— Eh bien ! pourquoi donc toujours une balle ? Et il serait bon de mériter une croix, camarade.

Il était couché sur le dos, livide, le nez pointu, les pommettes saillantes, les yeux enfoncés, pareil à un mort et rêvait d’une croix. La gangrène commençait, il avait la fièvre à un haut degré, dans trois jours on le jetterait dans la fosse commune, chez les morts, et il était couché, souriant, parlait tout rêveur d’une croix.

— As-tu télégraphié à ta mère ? demandai-je.

Il me jeta un regard sournois et méchant et ne répondit pas. Et je gardai le silence et l’on entendait les blessés gémir et délirer. Mais quand je me levai pour partir, il serra ma main dans la sienne, toute brûlante, mais toujours forte, et me regarda avec embarras et détresse, fixement de ses yeux enflammés.

— Qu’est-ce donc ? eh bien, qu’est-ce donc ? me demanda-t-il craintivement, avec insistance, en me tirant par la main.

— Quoi donc ?

— Mais en général… tout cela. Elle m’attend, n’est-ce pas ? Je n’y puis rien. La patrie, est-ce qu’on lui ferait entendre ce que c’est que la patrie !

— Le rire rouge, dis-je.

— Ah ! tu ne fais que plaisanter et je parle sérieusement. Il faut expliquer, et peut-on le faire ? Si tu savais ce qu’elle m’écrit ! Ce qu’elle écrit ! Et ses paroles sont blanches, le sais-tu ? Tiens, et toi. Il examina avec curiosité ma tête, y donna un petit coup du doigt et dit en se mettant à rire :

— Et toi aussi, tu es chauve, t’en es-tu aperçu ?

— Il n’y a pas de glace ici.

— Il y a beaucoup d’hommes tout blancs et chauves. Écoute, donne-moi une glace. Je sens les cheveux blancs sortir de ma tête, donne-moi une glace.

Il commençait à délirer, il pleurait et criait, et je sortis de l’ambulance.

Ce soir nous organisâmes une fête — une fête triste et étrange, les ombres des morts y furent du nombre des invités.