Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/69

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Il dit que près de cette embuscade seule avaient péri plus de 2 000 hommes. Pendant qu’ils cherchaient à rompre le fil de fer, s’enchevêtraient dans ses anneaux de serpent, on faisait tomber sur eux une pluie de bombes et de mitraille. Il assure que c’était terrible et que cette attaque se serait terminée par une panique générale si l’on savait seulement de quel côté fuir. Mais dix ou douze rangs de fil de fer ininterrompus, et la lutte contre cette barrière, et tout un dédale de pièges à loup avec des pals plantés au fond, avaient donné un tel vertige qu’il fut impossible de déterminer la direction.

Les uns, comme aveuglés, se laissaient choir dans ces fosses profondes en forme d’entonnoir, et, éventrés, accrochés aux pieux aiguisés, se tortillaient, dansaient comme des polichinelles à ressorts ; d’autres corps venaient les écraser, et bientôt toute la fosse n’était qu’un monceau ensanglanté de corps vivants et morts. De toutes parts, d’en bas, des bras sortaient, les doigts se crispaient convulsivement, en saisissant tout, et quiconque tombait dans ce piège n’en sortait plus ; des centaines de doigts, forts et aveugles, comme des pinces, étreignaient les jambes, s’accrochaient aux vêtements, renversaient l’homme, lui crevaient les yeux, l’étranglaient. Beaucoup d’autres, comme s’ils étaient ivres, couraient droit sur le fil de fer, s’y accrochaient et criaient jusqu’à ce qu’une balle vînt les achever.

En général, tous lui firent l’effet d’hommes ivres, les uns juraient atrocement, d’autres riaient aux éclats, quand le fil de fer les saisissait par le bras ou par la jambe et tombaient raides morts. Lui-même, bien qu’il n’eût rien bu ni mangé de toute la journée, se sentait dans un état étrange, la tête lui tournait et, par moment, la peur était remplacée par une extase sauvage, — l’extase de la terreur. Lorsqu’on se mit à chanter à côté de lui, il se mêla au chant, et il se forma bientôt un chœur assez harmonieux. Il ne se souvient pas de ce qu’on avait chanté, mais c’était quelque chose de gai, un air de danse. Oui, ils chantaient, et autour tout était rouge de sang. Le soleil lui-même était rouge et l’on croyait que quelque catastrophe s’était produite dans l’univers, un changement étrange, la disparition des couleurs : les couleurs habituelles et tendres, le bleu, le vert et les autres avaient disparu et le soleil brillait de l’éclat pourpre des flammes de Bengale.

— Le rire rouge, dis-je.

Mais il ne m’a pas compris.

Oui, on a ri aussi. Je te l’ai déjà dit. On a ri comme des hommes ivres. Peut-être même a-t-on dansé, il y a eu quelque