Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/77

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— J’ai froid.

— Quand je songe, dit l’étudiant, quand je songe qu’ailleurs il y a des rues, des maisons, une université…

Il s’arrêta tout court, comme s’il eût tout dit et se tut. Le train stoppa soudain, j’en vins heurter le mur ; des voix se firent entendre. Nous sortîmes en hâte.

Devant la locomotive, sur le remblai, quelque chose était couché, un paquet d’où sortait une jambe.

— Un blessé ?

— Non, un tué. La tête est emportée. Quoi que vous disiez, j’allumerai le réverbère du devant, on risque d’écraser quelqu’un.

On rejeta le paquet à la jambe saillante, un moment la jambe se dressa comme s’il eût voulu courir en l’air.

— Écoutez un peu, murmura quelqu’un avec une terreur calme.

Comment n’avons-nous rien entendu jusqu’alors ? De tous côtés — il était impossible de préciser l’endroit — venait une plainte égale, intermittente, étonnamment calme dans toute son étendue et comme indifférente. Nous avons entendu beaucoup de cris, de plaintes, mais cela ne ressemblait à rien de ce que nous avons entendu. L’œil ne percevait rien sur la surface vaguement rougeâtre, et c’est pourquoi il semblait que la terre ou le ciel, éclairé par un soleil invisible, gémissait.

— La cinquième verste, dit le machiniste.

— Ça vient de là, dit le docteur en étendant le bras.

L’étudiant frissonna et se tourna vers nous.

— Qu’est-ce donc ? Impossible d’entendre cela !

— Avançons !

Nous marchâmes devant la locomotive en projetant sur le remblai une ombre longue, ininterrompue, et elle n’était pas noire, mais d’un rouge terne à cause de cette lueur égale, immobile, qui inondait les points opposés du ciel. Et à chaque pas les plaintes sauvages, inouïes, sans source visible, augmentaient, comme si c’était l’air rouge, la terre et le ciel qui gémissaient. Par leur continuité, par leur indifférence étrange, elles rappelaient la stridulation des grillons dans une prairie, la stridulation égale et ardente des grillons dans une prairie en été ! Et de plus en plus souvent, nous rencontrions des cadavres. Nous les examinions à la hâte, nous les ôtions du remblai, ces cadavres indifférents, calmes, flasques, qui laissaient sur leur emplacement des taches noires visqueuses du sang absorbé par la terre, et nous les comptions d’abord, puis nous finîmes par nous embrouiller et cessâmes de le faire. Il y en avait beaucoup, — trop pour cette nuit sinistre,