Aller au contenu

Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/79

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les wagons et nos vêtements étaient trempés de sang comme si nous fussions restés longtemps sous une pluie de sang, et l’on ne cessait d’apporter des blessés, et le champ ranimé ne cessait de grouiller sinistrement.

Les uns approchaient en se traînant, d’autres chancelaient et tombaient. Un soldat vint presque jusqu’à nous. Il avait le visage fracassé, il n’en restait qu’un œil qui brillait d’un éclat sauvage et terrible ; il était presque nu, comme s’il sortait d’un bain. M’ayant repoussé, il chercha de son œil le docteur, le saisit par la poitrine.

— Je te casserai la gueule ! cria-t-il en secouant le docteur ; il ajouta un juron blessant et cynique.

— Je te casserai la gueule ! Tas de canailles !

— Je te mettrai en jugement, vaurien ! En prison ! Tu m’empêches de travailler. Vaurien ! Brute !

On les sépara, mais le soldat vociféra longtemps :

— Canailles ! Je te casserai la gueule !

Je perdais déjà mes forces, et je me mis de côté pour fumer et pour reprendre haleine. Le sang coagulé des mains ressemblait à des gants noirs, les doigts s’articulaient difficilement, laissaient tomber les allumettes et les cigarettes. Et quand je parvins à en allumer une, la fumée du tabac me sembla toute neuve, toute étrange, d’un goût tout particulier que je n’avais jamais senti ni avant ni après. L’étudiant qui était venu avec nous vint à moi, il me sembla l’avoir vu quelques années auparavant et je m’efforçais de me rappeler où je l’avais vu. Il marchait avec fermeté comme s’il était dans les rangs et il regardait par-dessus moi, au delà, plus haut et plus loin.

— Et ils dorment, dit-il avec un calme apparent.

Je m’emportai comme si le reproche me touchait.

— Vous oubliez qu’ils se sont battus dix jours comme des lions.

— Et ils dorment, dit-il, en regardant par-dessus moi, plus haut et plus loin. Puis se penchant vers moi et me menaçant du doigt, il reprit, toujours calme et froid :

— Je vous dirai, je vous dirai…

— Quoi donc ?

Il se penchait plus bas, me menaçant du doigt d’un air entendu, et répétait, comme si ce qu’il disait eût été une idée achevée :

— Je vous dirai. Je vous dirai. Faites-leur part de cela.

Et tout en me regardant d’un air sévère, il sortit un revolver de sa poche, l’appliqua sur sa tempe et le déchargea. Et je n’en fus ni surpris, ni effrayé. Remettant la cigarette dans l’autre