Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/80

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main, je palpai la plaie du doigt et je me dirigeai vers les wagons.

— L’étudiant s’est brûlé la cervelle, dis-je au docteur. Il semble vivre encore.

Le docteur se prit la tête de ses deux mains et gémit :

— Ah ! que le diable l’emporte ! Nous n’avons plus de place. En voilà encore un qui se brûlera aussi la cervelle. Et parole d’honneur, — cria-t-il d’une voix colère et menaçante, — moi aussi je le ferai. Oui ! Et vous, je vous prie de revenir à pied. Pas de place. Vous pouvez vous plaindre, si bon vous semble.

Et tout en criant, il se détourna, et je m’approchai de celui qui allait se brûler la cervelle. C’était aussi un brancardier, un étudiant à ce qu’il me sembla. Il se tenait le front appuyé contre la paroi d’un wagon, et sa poitrine était secouée de sanglots.

— Cessez ! dis-je en le touchant à l’épaule frissonnante.

Mais il ne se retourna pas, ne dit rien, il sanglotait Sa nuque était jeune comme celle de l’autre et terrible aussi, et il se tenait bêtement, les jambes écartées, comme un ivrogne qui a la nausée ; son cou était en sang, il y avait sans doute porté les doigts.

— Hé bien ! dis-je agacé.

Il s’écarta du wagon et, la tête baissée, cassé en deux comme un vieillard, il se perdit dans les ténèbres, loin de nous tous. Je le suivis, je ne sais pourquoi, et nous marchâmes longtemps en nous éloignant des wagons. Il pleurait, j’en fus ennuyé et j’eus envie de pleurer aussi.

— Halte ! criai-je en m’arrêtant

Mais il marchait en déplaçant péniblement les jambes, cassé en deux comme un vieillard, les épaules étriquées, la démarche traînante. Et il disparut bientôt dans la brume rougeâtre qui semblait être de la lumière et n’éclairait rien cependant. Je restai seul.

À gauche, à quelque distance de moi, défila une rangée de feux ternes : c’était le train qui partait. J’étais seul au milieu des morts et des mourants. Combien en restait-il encore ? Autour de moi tout était immobile et mort, et au loin le champ grouillait comme s’il était vivant, — ou peut-être n’était-ce que le jeu de mon imagination, parce que j’étais seul. Mais la plainte ne s’apaisait pas. Elle se traînait sur la terre, faible, désespérée, tels des pleurs d’enfants ou le glapissement d’un millier de petits chiens abandonnés, sur le point de geler. Pareille à un dard de glace aigu sans fin, elle entrait dans le cerveau, y vibrait lentement, rythmique.

(À suivre.)

Léonide Andréieff.
(Traduit du russe par C. Gauchine.)