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Page:La Revue Indépendante, tome 14 - janvier à mars 1890.djvu/17

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florentine

à la dérobée tout en épluchant des pommes de terre. Il n’a pas l’air commode, l’animal. Je crois que, s’il m’en voulait, j’aimerais mieux voir ses talons que ses doigts de pied. Une face de brute, dont la peau terreuse semble déteinte et reprisée comme le coton d’une vieille chaussette, avec des cheveux poivre et sel plantés à la grâce de Dieu, la barbe jaunie d’un vieux Judas qui fumerait la pipe du matin au soir, un nez qui fait un retour sur lui-même, des yeux de chat entre des paupières jambonneuses et surtout des sourcils énormes, longs comme la moitié du doigt et qui effacent d’une barre velue la peau ridée de son front bas.

Il n’a point bougé de place, depuis tout à l’heure ; il semble réfléchir profondément ; ses yeux verdâtres plongent dans le vide et, de temps en temps, ses lèvres qui s’entr’ouvrent avec le bruit sec d’un décollement laissent apercevoir ses dents, serrées rageusement sur le tuyau de sa pipe. Se douterait-il de quelque chose ? Ce vieux bandit aimerait-il cette catin ? Et verrait-il déjà le vide immense de son existence, comblé quelque temps par la présence de cette femme, se recreuser, irrémédiable, par un départ qu’il appréhende follement ? Et l’angoisse taciturne, l’amer désespoir que sue ce visage délabré donnent l’impression lugubre d’une maison bâtie avec des décombres, lézardée du faîte à la base, et que personne n’habiterait plus.

— Ça y est, nous dit tout bas le brigadier, qui est venu voir où en est la cuisine. Elle préviendra le vieux ce soir, et nous l’emmènerons demain.