Page:La Revue anarchiste, année 2, numéro 19, 1923.djvu/18

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aux fers d’aucun esclavage, ni moral, ni social, ni intellectuel, et d’autant moins à cette servitude économique qui est la forme d’esclavage la plus dégradante, la plus mortifiante et la plus infâme, impossible à supporter quand dans les veines bat un sang sain, généreux et frémissant ; quand dans l’âme gronde le tragique orage aux mille tempêtes ; quand dans l’esprit crépite l’inextinguible feu de la rénovation perpétuelle ; quand dans la fantaisie, étincellent les images de mille mondes nouveaux ; quand dans la chair et dans le cœur battent les ailes frémissantes des mille désirs insatisfaits ; quand dans le cerveau brille l’héroïque pensée qui incendie et détruit tous les mensonges humains et les conventionnalismes sociaux.

Et ce sont ces petites minorités exubérantes et audacieuses de nature dyonisienne et apollinienne, tantôt sataniques et tantôt divines, toujours aristocratiques et inassimilables, méprisantes et antisociales, qui, embrasées par la flamme anarchiste, constituent les grands bûchers éternels où toute forme d’esclavage tombe en cendre et meurt.

Ce furent de tous temps ces natures mystérieuses et énigmatiques, mais toujours anarchistes qui, volontairement ou involontairement, écrivirent en lettres de sang et de foi, de passion et d’amour, l’hymne glorieuse et triomphale de la révolte et de la désobéissance qui brise règles et lois, morales et formes, poussant la brute et pesante humanité toujours en avant, à travers l’obscur chemin des siècles, vers ce libre communisme humain dans lequel ils ne croient peut-être pas eux-mêmes ; ce furent toujours eux, les torches flambantes, qui jetèrent à travers les sombres ténèbres sociales, la lumière phosphorescente d’une vie nouvelle ; ce furent toujours eux les grands annonciateurs des tempêtes révolutionnaires qui bouleversent tout système social au sein duquel toute individualité virile se sent horriblement suffoquer.


VI

Si la philosophie anarchiste — qui proclame l’autocratie de l’individu sur l’oligarchie des fantômes — a des racines phosphorescentes fixées dans la tunique sanglante du plus profond et plus mystérieux sentiment humain et se désaltère aux sources immortelles de la pensée humaine ; elle a aussi ses branches touffues et verdoyantes tout en haut dans la gloire du soleil où chante, parmi les contrastes retentissants des vents, la tragique beauté de ses protagonistes héroïques et échevelés qui ont les pieds dans l’instinct et le cerveau dans le soleil de l’idée.

Et c’est pour cela qu’outre les deux raisons énumérées, une troisième raison d’ordre supérieur milite pour la défense de l’anarchisme héroïque et expropriateur : une raison esthétique !

Car « l’anarchiste de fait » est une figure si merveilleusement suggestive et terriblement fascinante, que sa mystérieuse, compliquée et profonde psychologie a servi à un grand nombre de génies de l’art tragique comme matière divinatrice et créatrice de poèmes héroïques débordants de saine beauté immortelle.

Et puisque entre le délit et l’intellectualité, il n’y a aucune incompatibilité — dit Oscar Wilde — il est logique que le « délit anarchiste » ne peut et ne doit être considéré par personne que comme un délit d’ordre supérieur. Matière et propriété de l’art tragique, et non pas « chronique noire » pour rassasier les avides et monstrueux appétits de la foule, grossière et bestiale fatalement égarée.


VII

« Si j’avais commis un délit — s’écrie Wolfang Gœthe — ce délit ne mériterait plus ce nom ». Et Conrad Brand dans « Plus que l’Amour » : « Si cela est pour moi un délit, que toutes les vertus du monde s’agenouillent devant mon délit ».

Comme le poète allemand et le héros de d’Annunzio, ainsi s’exclame l’anarchiste. Car l’anarchiste est un fils vigoureux de la vie, qui rachète le délit en exaltant — avec lui — sa Mère.


VIII

Qu’importe si aujourd’hui, hier et demain, la morale — cette Circé maléfique et dominatrice — appelle, appela et appellera, « péché », « sacrilège », « délit » et « folie », l’héroïque manifestation de l’audacieux rebelle qui, décidé à s’élever au-dessus de tout ordre social, cristallisé et au-dessus de toute frontière pré-établie, veut affirmer — par sa propre puissance — l’effrénée liberté de son moi, pour chanter — à travers la tragique beauté du fait — l’anarchique et pleine grandeur de toute son individualité intégralement libérée de tout fantôme dogmatique et de tout faux conventionnalisme social et humain, créé par une plus fausse et répugnante morale devant laquelle seulement la peur et l’ignorance s’inclinent.

Le Bien et le Mal, comme ils sont aujourd’hui valorisés par la foule et interprétés par le peuple et les dominateurs du peuple, sont de vides fantômes contre lesquels nous retournons, en pleine maturité de conscience, toute notre sacrilège irrévérence fortifiée d’implacable logique stirnérienne ainsi que du rire grondant, supérieur et serein du sage Zarathoustra.

Sur les tables des nouvelles valeurs humaines nous sommes en train d’écrire avec notre sang