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Page:La Revue blanche, t1, 1891.djvu/190

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tivé, et du meilleur ton. Dans la conduite de leur vie, ils apparurent comme d’élégants et corrects égoïstes, et leur amour du prochain ne dépassa pas les limites d’une obligeante courtoisie. Vis-à-vis des femmes, leur arrogance et leurs audaces de désabusés précoces leur gagnèrent beaucoup de cœurs, qui voulaient se sentir aimés et méprisés.

Un jour qu’ils jouaient au lawn-tennis sur la terrasse d’un château, la fée et l’enchanteur s’arrêtèrent auprès de la grille et se réjouirent ensemble du résultat prodigieux de la cure morale qu’ils avaient accomplie.

Ils avaient opéré une rédemption véritable. Deux êtres vicieux, deux réprouvés usaient leur vie à ne rien faire ou à boire, s’en remettant pour leur subsistance à la faiblesse des passants attardés, ou à la complaisance de leurs maîtresses. Par la simple réalisation d’un souhait, l’existence de ces deux hommes avait été changée.

Ils ne s’enivraient plus, et, s’ils buvaient parfois, c’étaient des liqueurs chères et finement distillées, qui égayaient leurs regards, et animaient d’un peu de verve leurs propos. Ils ne volaient plus, ayant la poche bien garnie, et pour la même raison, n’étaient plus accusés d’être aimés pour eux-mêmes. Leur opulence et leur bien-être n’avaient plus leur source dans les prostitutions réitérées des filles, mais dans le travail opiniâtre des ouvriers et des paysans. — Non plus que dans le passé, à vrai dire, leurs occupations n’étaient profitables à leurs semblables. Mais les plus sévères censeurs, au courant des théories modernes d’économie politique, regardaient leur oisiveté avec une indulgence paternelle ; ils avaient désormais le droit de ne rien faire. Ils étaient riches.

Tristan Bernard.