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L’Âme du Petit Sucrier


Le 24 décembre, à onze heures du soir, l’ame du Petit Sucrier monta vers le ciel. Comme elle venait de dépasser les toits, elle rencontra le petit Noël, qui descendait du haut des airs pour commencer sa tournée.

— Pardon, jeune homme, lui demanda le Petit Sucrier, pourriez-vous m’indiquer le chemin du Purgatoire ?

Le petit Noël dévisagea son interlocuteur, et vit qu’il avait une figure mince et douce, des cheveux pâles et des yeux violets.

— Tenez, dit-il en levant le bras au ciel, vous n’avez qu’à continuer jusqu’à l’étoile Aldébaran, que vous voyez là-bas. Puis vous tournerez à main gauche, et vous suivrez tout droit jusqu’à la dix-huit millième étoile de droite. Vous apercevrez sur votre gauche une grille. C’est là.

Le Petit Sucrier, ayant suivi à la lettre les recommandations du jeune Noël, arriva à l’endroit indiqué. Il aperçut la grille et un monument de belle apparence. Sur le fronton, ce mot en grosses lettres : Purgatorium, souligné de trois autres inscriptions : Purgatoire, Purgatory, Fegefeuer.

Le monument se composait de deux corps de bâtiment, dont l’un était le Purgatoire proprement dit (étuves de désinfection morale) et l’autre le Palais de Justice céleste. Le petit sucrier traversa la salle des Pas-Perdus et arriva jusqu’à une grande porte, où s’inscrivaient ces mots : Tribunal, Tribunal, Court of justice, Gerichthof.

Devant la porte se tenait un gardien de service, qui n’était autre que le bienheureux Labre. Lui qui sur la terre avait toujours été sale dégoûtant, était vêtu dans le ciel d’une belle livrée à boutons d’or. Il continuait à marcher pieds nus par une vieille habitude et faisait porter ses bottines par deux petits séraphins.

Saint Labre entra en conversation avec le Petit Sucrier. Le bienheureux sentait l’hydromel à plein nez, mais cette odeur n’était pas trop désagréable. Il montra dans la salle des Pas-Perdus les mauvaises actions représentées par de vilains gibbeux, substituts du Maudit, pourvoyeurs des grils infra-terrestres. Quant aux bonnes actions des pécheurs, c’étaient de jeunes avocats à longs cheveux blonds, aussi gracieux que la noble Portia, qui gagna jadis, travestie en robin, la cause du marchand de Venise.

Le Petit Sucrier remarqua également un majestueux vieillard à moustache blanche. C’est un nommé Alexandre Dumas, lui dit Saint Labre, un auteur de pièces de théâtre. Il embête le bon Dieu pour être nommé suppléant au Tribunal et pour juger les actions humaines. Le bon Dieu a dit qu’il verrait.