Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant le Petit Sucrier, à la perspective de comparoir devant le Haut-Tribunal, tremblait de tout ses membres. Car, disait-il, je n’ai plus mon argent, et comment attendrirai-je mes juges ?

— Votre argent, dit Labre, ne vous servirait à rien. Vos bonnes actions plaideront pour vous et vos mauvaises actions contre vous.

— Alors, dit le Petit Sucrier, je n’aurai pas d’argent à donner à ceux qui défendront ma cause, et rien à verser non plus à ceux qui l’attaqueront ? J’irai au Paradis sans bourse délier ?

— Parfaitement, dit Saint Labre.

— Et si l’on m’envoie en Enfer, je grillerai à l’œil sur les grils infernaux ?

— À l’œil, dit le bienheureux.

— All right ! s’écria le Petit Sucrier. J’ai été, toute ma courte vie, le monsieur à qui on apportait l’addition. Mes journées de vingt-quatre heures se composaient de quatre-vingt seize quarts d’heure qui tous étaient de Rabelais. Concevez-vous, bon Saint Labre, un sort plus triste ?

— Tout de même oui, dit Saint Labre, il y a de plus lamentables destins. Si la richesse ne fait pas toujours le bonheur, la pauvreté fait généralement le malheur.

Mais le Petit Sucrier s’était éloigné joyeusement. Il s’écriait parfois : All right, et chantait : Vive la Mort !

Tristan Bernard