Page:La Revue blanche, t10, 1896.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’était un gamin de neuf ans, d’une intelligence précoce et rare. Particulièrement gâté et cajolé, il avait toujours, jusqu’alors, vécu à sa guise, volontaire et indiscipliné, en vrai petit sauvage. Après quelques mois de presque quotidienne école buissonnière, il avait cessé tout à fait de fréquenter l’école, et, à sept ans, lorsque, ainsi que ses deux frères ainés, il fut placé dans une ferme comme vacher, il s’évada le troisième jour, et ni menaces ni prières ne purent jamais le décider à y retourner.

Il ne faisait rien, absolument rien. Il vivait comme une plante, comme un petit arbre ou un animal, dans le lent et naturel développement de ses forces et de ses aptitudes instinctives. Durant de longs mois il erra sans but autour de la chaumière de ses parents, derrière le sombre parc du grand château, oisif et attentif aux phénomènes de la vie environnante, ayant l’air de chercher ou d’attendre quelque chose, ne sachant encore de quel côté diriger ses forces enfin capables d’action.

Brusquement il trouva.

Ce qui frappe beaucoup les enfants, c’est l’abondance d’une chose dans leur entourage immédiat. Ils aiment ce qui leur parait grand, large, exubérant. Et le petit, toujours à l’air dans les prés et le long des fossés du grand parc, fut frappé de l’extraordinaire pullulement des grenouilles qu’il y rencontrait. Il se mit à les observer, à les suivre, à s’amuser de leurs bonds dans l’herbe. Il les taquinait avec une petite gaule, il imitait leurs sauts avec des cris de joie, il les chassait devant lui vers les noirs fossés autour de la haie du parc, pour les voir plonger et nager. Si les bêtes, fatiguées ou rétives, refusaient d’avancer, de sauter, il les tuait, il les écrasait d’un coup de talon, avec un petit cri de férocité et de colère.

Pendant quelques semaines il s’amusa ainsi énormément, il ne fit plus que cela. Puis, comme dans tout être il y a l’impulsion et même le besoin de faire chose utile, ses facultés de petit autochtone peu à peu s’ingénièrent à tirer un profit, un résultat quelconque de cette chasse étrange et, jusqu’alors, inutile. Un jour, dans le pré, il vit des petits vachers prendre des grenouilles, les écorcher, leur arracher les cuisses, rôtir celles-ci et les manger. On lui en fit goûter. Il trouva le mets délicieux. Il ne dit rien, resta tout le jour près des petits vachers, absorbé et rêveur ; mais le lendemain, dès l’aube, il se mettait en route une besace au bras, un bâton à la main. À midi il était de retour, le panier à moitié rempli de cuisses de grenouilles très proprement écorchées et lavées.

Sa mère, étonnée, lui dit que c’était très bon, mais qu’elle ne savait pas les préparer. Elle l’engagea à aller vendre le produit de sa chasse au village. Tout de suite il partit et, quand il revint, il cachait dans sa main deux petites pièces d’argent que, fidèlement, il remit à sa mère.

Ce fut là le début. Depuis ce jour, tant que durèrent le printemps et l’été, il ne fit plus autre chose que chasser des grenouilles. Il en dépeupla les prés et les fossés qui entouraient le parc du grand château, et on ne les entendit plus, le soir, coasser dans les étangs ; il alla les chercher au loin, dans les champs, dans les vergers, à la lisière des bois, partout où il pouvait