Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/140

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

UN NOUVEL ALBUM DE REDON 137


voix de la lumière comporte l’éblouissante rumeur de quelque chose de si inattendu et de si spécial qu’il y a de l’absurdité même à l’imaginer ; de hautes intelligences réfléchies et observatrices conçurent seules, quelquefois, la possibilité de l’entendre et de la décrire. Ainsi Flaubert, Redon ; Flaubert par la voix de l’inspiré, Redon par le reflet intense de quelques-unes de ses œuvres les meilleures (dont le Profil de lumière, le Serpent-Auréole ou le Pégase captif). La voix delà lumière ! le profil de la lumière ! Abstractions immanentes de la durée, du nombre et de l’espace, irradiantes naissances d’astres ; Orion, le Cygne et Altaïr réapparus, au-delà des sphères, dans des nues où se trouveraient encore des anges assez purs et assez ineffables pour prêter à nos sens affaiblis l’illusion merveilleuse de ce que serait le rayonnement solaire s’il se matérialisait avec une créature ! La Joconde, Seraphita eurent peut-être la voix et le profit de la lumière. Et Swedenborg a connu des êtres sur la physionomie desquels sa grave présence suffisait à allumer la grâce, à illuminer le reflet d’éblouissants miracles.

Huysmans, Hennequin, dirent la splendeur des autres œuvres. De cette Tentation, nul n’a parlé encore. Pourtant, j’y ai trouvé une Reine de Saba et une Grande Isis qui valent les meilleures d’entre les anciennes lithographies du maître : les Yeux clos, ou encore la Déesse de l’Intelligible ; la Reine de Saba, toute parée et de profil, avec un visage soucieux de Mnémosyme cruelle ; la Grande Isis, dont nul n’a soulevé le voile, implacable comme une Cérés lubrique. J’y ai vu un palais de Nabuchodouosor dont l’extatique mirage ne saurait être égalé ; un paysage polaire ou alpestre dont la désolante nudité présente, à la fois, quelque chose de recueilli et de céleste, ainsi que le sont sans doute les sites de ces montagnes que nous ne connaissons pas, dans ces planètes sublunaires où notre esprit ne s’est égaré jamais ; un Sphinx immobile, dans le sable et sous le vent, défiant toutes les colères ; qu profil d’Ennoïa, ambigu, complexe et somptueux, de celle dont Simon dit à Antoine :« La voici, Antoine, celle qu’on nomme Sigeh, Ennoïa, Barbelo, Prounikos », de celle à qui le ravisseur avouait : « Que m’importe, si je trouble ma patrie, si je perds mon royaume,tu m’appartiendras dans ma maison ». Une planche encore, avec la Mort et la Luxure ou l’Eternelle unit enfin son œuvre à l’œuvre de celle dont cette phrase épouvanta le Saint : « Ne résiste pas, je suis l'OMNIPOTENTE.» Une autre, les chrétiens dans les catacombes, toute de résignée douleur et de passif martyre. Une autre, un enchevêtrement de serpents hideux, un Laocoon de nodosités gluantes, dans la cloacité plutonienne des ombres mortelles ; et, surtout, celle où un Phaéton, renversé de sou char d’étoiles au fond du vide, se résout, par le caprice d’une silhouette simple et lumineuse, à quelques traits essentiels...

Il n’y a que les grands tragiques qui puissent passer ainsi et sans effort, de la sérénité douce à toute l’horreur intense. C’est cette dualité surnaturelle qui faisait tout le génie de Shakespeare. Je pense que c’est la même qui a guidé celui de M. Redon. Tour à tour, il s’est penché vers la clarté et vers les ténèbres. Il a découvert les êtres qui pullulent dans ces abîmes et, enfin, selon le mot de Hegel « il a compris l’inintelligible comme tel ». C’est pourquoi, il est si discuté par la plupart et tant apprécié par quelques-uns...

EDMOND PILON