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136 LA REVUE BLANCHE


il lui sera accordé la joie particulière de se mêler à une existence inattendue et compliquée dont il ne conservera, au repos, que d’éclatantes et d’incroyables lumières. A ce point de vue, M. Odilon Redon, aura certainement été « l'Homme-Pensant » le plus extraordinaire de ces dernières années. A une époque où les plus abstraites spéculations, les plus pathétiques rêveries et les idées les plus élevées auront aussitôt rencontré des enthousiastes et des admirateurs, lui seul, se sera trouvé presque dénué de louanges. Un peu du prestige de sa pensée l’éloigna toujours, pour ainsi dire, de ceux-là qui eussent été les mieux préparés pour l’approfondir et pour le comprendre. M. Odilon Redon semble, pourtant, avoir eu toujours besoin de solidarité intellectuelle. Parce que ses contemporains ne lui ont pas fourni les motifs suffisants d’un art mystérieux, métaphysique et imprévu, il s’est contenté, le plus souvent d’œuvrer à la mémoire des morts. Poe, Goya, Flaubert, Baudelaire, lui ont fourni d’admirables variations et il a achevé de dire, semble-t-il, ce qu’ils avaient fait à peine, sans doute, que penser ; il a identifié, le plus souvent, son idée à la leur, et il est allé bien au-delà de leur apparence !

Les faces qu’il lui a été permis de découvrir dans ses songes sont troublantes et douloureuses, la plupart avec des yeux si profonds et si énigmatiques que tous les siècles semblent y avoir versé leur tristesse et leur résignation ; quelques-unes d’entre elles semblent être demeurées si longtemps dans la contemplation de visions si éblouissantes et si terribles que le soupçon même de se les rappeler les convulse et les contracte jusqu’à la douleur. La Tentation de Saint-Antoine, qu’il a publiée récemment, offre quelques uns des exemples les plus poignants de ses méditations et de ses veilles. Le poème, ainsi que dans l’œuvre de Flaubert, ne s’y borne pas à une simple donnée architectonique des reflets, de la forme et de la couleur. L’artiste lithographe avance bien plus loin que l’écrivain au delà même des dédales de la raison, vers des sites merveilleux et inusités, parmi des paysages profonds et des palais semblables, avec leur style imprévu et leurs colonnades puissantes, à quelques retraites formidables de grands dieux hybrides et de sibylles tragiques. Ici, des demeures de pensée, de repos et de prière s’esquissent parmi la troublante splendeur de scènes muettes ; là des monuments étranges que construisirent, prolyptiques, de profonds visionnaires métaphysiciens, parmi tout l’infini de perspectives vertigineuses ; partout d’extraordinaires retraites solennelles et imperturbées, où le silence dominateur sommeille comme un grand fauve endormi au long des salles, parmi les fleurs, les textes, l’amour, la mort et la luxure. Le silence ! cette hantise pesante et douloureuse de Redon ; ce silence, la plus tragique de toutes les présences et, la plus pesante de toutes les contraintes, non pas ce silence fluide et alourdi des chambres de malade, le silence des grandes villes mortes, mais plutôt celui au travers duquel Poe voyait se dérouler le crime, l’horreur et le néant : « C’était la nuit, et la pluie tombait, et, quand elle tombait, c’était la pluie, mais, quand elle était tombée, c’était du sang » ; ce silence qui effrayait Chopin et ravissait Schumann, celui, enfin, que Rembrandt a placé en atmosphère autour du front des Pèlerins d’Emmaüs, Fra Bartolommeo, dans Le Portrait de Savonarole, Goya, dans certaines planches de ses Désastres de la guerre ; ce silence effrayant de la méditation, du meurtre, de la débauche et de l’horreur ; ce silence durant lequel Antoine, dans les nuits de la Thébaide, au bord du Nil, s’entretenait avec Hilarion, dans l’attente et la venue des grands spectacles ; ce silence qui soutenait de ses ondes, le temple de la grande Diane d’Ephèse, la colonne droite du gymnosophiste, les piliers glauques des sanctuaires d’Harpocrate. Le silence et les ténèbres : « Sur les ténèbres, le rayon du verbe descendit et, un cri violent s’échappa, qui semblait la voix dû la lumière. » (Flaubert). Cette