Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/324

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Il pleut du sang


De partout, on en renifle le parfum.

Pour voir éventrer par les taureaux vingt haridelles, dix mille spectateurs, en une seule fois, coururent à St-Sébastien.

On égorge à Bayonne, et à Nîmes aussi, à Dax. Bientôt, on éventrera dans Bordeaux, pendant que les femmes pâmées regarderont les fesses des banderilleros remuer dans le satin jaune des collants.

Depuis décembre, soixante mille Arméniens furent étripés en Turquie. Les Messageries Maritimes organiseront tout à l’heure des « paquebots de plaisir » capables d’emporter jusque Trébizonde nos boulevardiers désireux de voir le janissaire accrocher aux crocs des boucheries jambes, têtes, seins et ventres découpés dans la viande chrétienne. Il faut conseiller à nos bourgeoises le spectacle des orthodoxes d’Orient circoncis au fil du sabre par le Kurde romantique qui, de la sorte, les consacre à l’Islam. C’est infiniment mieux que la vue d’un taureau traversé pour la huitième fois par l’épée maladroite du matador, et courant, vêtu d’une résille de sang, autour du cirque. À Trébizonde, ou à Orfa, on peut jouir de l’angoisse humaine qui blêmit, on peut s’intéresser aux femmes évanouies, par suite de blessures profondes, soudain réveillées à coup de matraque, puis écartelées par une poigne vigoureuse afin que la semence du violateur se mêle au sang de la victime. Le geste est beau.

On dit l’Asie Mineure dépourvue de voies ferrées. Dommage ! Le train de plaisir ferait de l’argent.

À Stamboul, les banquiers y songent. En passant par Bayonne, Dax, Nîmes, en cueillant les afficionados de Paris et de Tarbes, de Toulouse, le rapide bi-hebdomadaire, qui suivrait la voie de Lyon, Vienne, Buda-Pesth, Constantinople et dégorgerait ces énergiques personnes dans Galata, vaudrait à la Compagnie Internationale des Wagons-Lits un bénéfice énorme. Car les softas ouvrent à coups de bâton les têtes ; les officiers turcs lardent du sabre les femmes réfugiées aux toits des maisons. Par dix, les charrettes, comblées de cadavres, vont se décharger dans le Bosphore. Qui parle encore d’attelages de mules entraînant, sur le sable de l’arêne, les chevaux espagnols réduits à l’état de fressures rougies et de boyaux déroulés. C’est à Constantinople que la corrida compense l’ennui du dérangement. Lagartijo porte le fez, Mazzantini le turban, et leur estocade, du moins, ne frappe plus une brute inconsciente, mais de la véritable, de la réelle angoisse, de la pâleur qui verdit, des têtes où l’agonie vitrifie des yeux pensants.

Et il n’est pas à craindre que les victimes échappent à la spada. Le commandant du navire Sidon, à l’ancre dans les eaux