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Deuxième lettre de Malaisie
Minerve. Septembre 1896.
Palais des Voyageurs.
Mon cher ami,

Je comptais que des nouvelles sur mon incursion dans ce pays vous parviendraient par la voie des gazettes. De Manille une correspondance officielle m’arrive qui indique les desseins de mon gouvernement. Ils s’opposent à la révélation de la découverte. Or, vous le savez : les intérêts d’État primant tout, il pourrait advenir qu’un malheur privât nos contemporains de ma présence, lors du retour en pays ami. Au prestige des Pouvoirs d’Europe, l’exemple serait funeste d’une communauté ayant prospéré grâce à l’entière abolition de la famille, du capital, de la concurrence, de l’amour… et de la liberté.

Rappelez-vous ce soir de Biarritz où nous imaginâmes la future tyrannie du marxisme imposant à des millions d’agriculteurs, de savants, d’artistes, les lois utiles à la seule aise de la minorité ouvrière. Les plus rigoureuses de nos prédictions se trouvent ici dépassées. Or, comme le leurre de la liberté sanctifie tout le système européen, je gage que les monarques et les démagogues s’allieront pour mettre une dalle de silence sur mon récit avant même, peut-être, que j’aie réussi à le publier. Donc, je vous sacre dépositaire de mon secret, afin que son immédiate divulgation puisse, bien que partielle, rendre inutiles les mesures de force.

Cela vous expose à l’envoi de plusieurs manuscrits. Je vous prie de me pardonner.

J’aurais bien voulu user, pour cela, du moyen de correspondance qui satisfait la gent de cette nation-ci, mais je pense à toute la peine que vous auriez pour découvrir à Paris un phonographe, aux sommes qu’il faudrait débourser pour l’acquérir, et aux défectuosités probables de l’appareil. Je préfère me servir d’encre.

Au Palais des Voyageurs, dans cette ville de Minerve, chaque chambre possède son phonographe, ses lampes électriques, ses robinets d’eau chaude et de froide. Plusieurs plaques de fer encastrées dans le mur rougissent si l’on tourne un bouton qui dispense de forts courants électriques. La chaleur se répand selon le nombre de tours imprimés au bouton, et un thermomètre indique la somme de degrés obtenus par cette manœuvre. La pièce où je vous écris a des murs de faïence orangée, un parquet de verre opaque, une coupole de stuc, une fenêtre cintrée ouverte sur les perspectives à grandes courbes des rues. J’aperçois la ville, et ses maisons bleues, cramoisies, jaunes, dorées, argentées couleur de fer. Il pleut. L’eau du ciel fait reluire l’émail des façades. Les tramways glissent vertigineusement sous les passerelles légères que franchissent les piétons encapuchonnés de caoutchouc gris. Aucun bruit de mar-