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Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/457

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teau, aucune chanson, aucun pas de cheval ne troublent le murmure uniforme des passants chaussés de semelles sourdes et qui se suivent sous les arcades jaillies de tous les rez-de-chaussée. Entre les colonnes qui se succèdent à la place où se montreraient chez nous les devantures des magasins, des tables soutiennent des boissons dans la composition desquelles n’entre aucun alcool. Cafés, bières, thés, crèmes, sorbets, glaces, chocolats régalent le repos du promeneur momentanément étendu dans son rocking, et qui prête une oreille distraite aux chroniques que lui récite le phonographe où un acteur souffla les intonations. Ce peuple-ci n’a plus à prendre la peine de lire. On enferme dans une sorte de piano mécanique, des albums échancrés de trous divers qui s’emboîtent sur les pointes d’engrenage de grosseur correspondant à la capacité et au dessin du trou. Plus forte que la voix normale, une voix avertit des accidents, de la température, déclame une chronique ou un conte. Rien de plus bizarre que d’entendre ces mille phonographes sous les arcades. Chacune des « stations » porte une enseigne indiquant la nature du récit. Les amateurs de nouvelles s’arrêtent sous la « Voix des Événements ». Les gens épris de littérature sirotent du thé sous la « Voix des Poètes ». Ceux qui aiment revivre selon les temps anciens boivent à portée de la « Voix de l’Inde », de la « Voix de Rome », de la « Voix de la Grèce ». Le murmure marin de ces voix confondues donne une sorte d’angoisse.

Depuis les inscriptions chaldéennes, celles des stèles égyptiaques jusqu’aux imaginations modernes, le témoignage de la vieille humanité pleure dans la ville. On écoute l’Idée, l’Idée Une, l’Idée Mère, bruire en ses transformations merveilleuses. Cela plane sur les innombrables coupoles de faïences multicolores, sur le bruit des hautes gerbes d’eau qui jaillissent décorativement aux coins des avenues, dépassent le faîte des maisons et couronnent la cité de splendides panaches liquides.

Voilà ce que j’entends de cette chambre, ce que je vois de cette fenêtre.

Songez au total de travaux, d’efforts, d’activités qu’il fallut pour ce résultat !

Dès le crépuscule, ce sont des musiques. Les sons s’engouffrent dans la ville, s’élèvent, planent. Des orgues crient. Des orchestres invisibles s’évertuent. Tantôt c’est une messe de Palestrina, tantôt une œuvre de César Franck, tantôt du Wagner, du Beethoven, du Gluck, du Chopin. La seule mécanique remplace les virtuoses. On perçoit bien une roideur d’exécution quelque peu fâcheuse ; mais seulement à certains passages. La sensation est brève. Un essor d’harmonies parfaites noie la note pénible.

J’ai obtenu de pouvoir connaître ces choses en donnant au sénéchal d’Amphitrite ma parole d’honneur d’observer certaines conventions. Ainsi je ne dois, durant mon voyage, ni acheter ni vendre. On m’a fait remettre aux bureaux d’Amphitrite toutes mes valeurs. On m’a prévenu qu’accueilli comme hôte de la Dictature, je n’aurais nulle dépense à compter. Il m’est interdit de faire des cadeaux ou d’en recevoir. Toute circulation de