Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/464

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l’art du ballet moderne. Nous possédons mieux que les hommes les langues mortes. Les beaux arts nous sont dévolus.

— Apprenez-vous des métiers ?

— Oh oui. Notre service social comprend la bureaucratie. Il n’y a pas d’homme bureaucrate. Nous avons encore la direction de l’esthétique nationale. Les femmes composent le décor des villes, s’occupent aussi d’agriculture, de jardinage, selon leurs aptitudes.

— Mais, déclara Pythie, il y a beaucoup de fonctions mixtes où les hommes et les femmes rivalisent : la médecine, par exemple ; l’agriculture aussi, et le jardinage. L’un et l’autre se confondent. Nous sommes tisseuses, téléphonistes et télégraphistes. Il y a des hommes tisseurs, téléphonistes et télégraphistes. En étudiant la philologie, monsieur empiète sur notre domaine ; et il ne serait interdit à aucune d’entre nous de se préoccuper de mécanique ou d’artillerie, encore que ces champs d’investigations soient plutôt réservés aux hommes.

— Et la justice ? demandai-je.

— Chaque groupe de travail, répondit Théa, juge la faute d’un de ses membres. Le condamné peut en appeler au verdict d’autres groupes. S’il est convaincu de crime, on le punit.

— Quels sont les châtiments ?

— Il n’y en a qu’un. Il n’est qu’un crime : contrevenir à la loi de Travail. Que l’homme tue ou qu’il refuse de travailler consciencieusement, le crime est le même, le châtiment pareil. On enrôle le condamné dans un régiment, pour la vie. Ayant voulu détruire l’Harmonie sociale, il est voué à la destruction et au meurtre perpétuellement. Si les mères qui produisent la vie, sont comblées d’honneur, les soldats sont comblés d’opprobre. On se détourne lorsqu’ils passent.

— Ainsi vous punissez de même le vol d’un pain et le meurtre de dix personnes ?

— Nul ne vole de pain. Celui qui a faim entre dans un réfectoire et mange à son appétit, boit à sa soif, autant qu’il le veut, quarante fois par jour s’il lui plaît. Avec les moyens de la culture intensive, nous faisons rendre au territoire quatre fois et demie ce qu’il conviendrait pour étouffer de nourriture tout le peuple.

— En Europe, dit le souffleur de bouteilles, vous pourriez nourrir cinq fois votre population, si, au lieu de laisser vos rustres écorcher leurs champs misérables avec des instruments de sauvages, vous usiez de la culture commune, et des moyens scientifiques d’amender le sol, de labourer, d’ensemencer. Votre but n’est pas de nourrir, mais de posséder, de surproduire et, de vendre. Ici, nous ne vendons rien ; nous consommons tout. Il n’y a pas de pauvre, ni de voleur de pain.

— Ni de voleur d’or, puisqu’il ne pourrait rien faire de l’or, nul ne pouvant acheter.

— Et s’il voulait en faire cadeau ?

— Personne ne peut rien posséder. Quand nos habits se salissent on nous les change. Notre linge même ne demeure pas entre nos mains ; et nous ne savons jamais si nous coucherons le soir dans la même chambre que la veille.