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Page:La Revue blanche, t11, 1896.djvu/532

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Les dîners singuliers

C’étaient de curieux dîners que donnait, chaque semaine, la Princesse de Termiane. Une haute grille fermait de ses lances d’or l’entrée de l’altière demeure. On voyait, au loin, du fond de l’avenue qui y menait, la robuste ferronnerie crisper sa défense ornementale et dresser l’arrogance de son portail. Des fleurs forgées enguirlandaient les montants et s’épanouissaient au fronton d’où, comme un double fruit de cristal et de bronze, deux vastes lanternes se gonflaient chacune au bout de sa chaîne. A cette grille s’arrêtaient les voitures des visiteurs. Là, il fallait descendre, aucune roue ne rayant jamais le sable de l’immense cour, déserte comme une grève et que veloutait, çà et là, l’écume éparse de quelque mousse. Une porte basse donnait seule accès à l’intérieur. Au beau temps les invités traversaient à pied l’espace sablé ; sinon, ils trouvaient là une chaise et des porteurs. Personne n’enfreignait jamais cette consigne. La façade du palais sommeillait sous la clôture de ses persiennes. Les hirondelles griffaient de leur vol aigu la masse grise de l’édifice. La partie où habitait la princesse se trouvait à l’opposé, sur les jardins, et n’occupait qu’un coin de l’hôtel dont le reste demeurait vide. Elle y vivait fort seule, le Prince résidant à l’étranger. On me l’avait montré une fois aux bains de Lorden où il venait guérir aux fontaines l’humeur qui lui montait au visage en âcres rougeurs. C’était un petit homme, maigre et chafouin, bizarre en tout, nerveux et d’une taille exiguë que barrait le cordon d’un ordre qu’il ne quittait jamais. Se plaisant à cette société dont il ignorait la langue et où on le recevait en considération de son haut état, il y promenait sa morgue et son mutisme avant de retourner à sa villa de Termi d’où il ne sortait guère que pour ces cures annuelles et de rares voyages auprès de sa femme.

Chaque fois, il n’y passait que quelques heures. La Princesse le recevait dans les grands salons du palais ouverts à cette occasion. Toujours il repartait avant la nuit. Alors ces salons se refermaient ; les embrasses dénouées laissaient retomber les lourds rideaux, les portières pendaient roides en leurs plis retrouvés ; l’éteignoir étouffait les bougies ; les nombreux domestiques apparus pour la circonstance disparaissaient aussitôt et rentraient dans les vastes communs où ils demeuraient, quelques-uns suffisant seuls au service ordinaire ; les jets d’eau du jardin qui avaient lancé leurs fusées prismatiques se taisaient, l’un après l’autre, et dans la cour au lieu de l’éclat des livrées on ne voyait plus que le vieux jardinier ramassant une feuille du bout de sou râteau ou taillant les boules pomponnées des orangers nains qui s’étageaient aux marches du perron. C’est dans cette demeure redevenue silencieuse après l’apparat de ces arrivées et le cérémonial de ces départs que la Princesse recevait, chaque semaine, le peu de personnes qui formaient son intimité. Elle vivait pourtant moins solitaire que retirée, ne