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Questions de théâtre

Quelles sont les conditions essentielles du théâtre ? Je pense qu’il ne s’agit plus de savoir s’il doit y avoir trois unités ou la seule unité d’action, laquelle est suffisamment observée si tout gravite autour d’un personnage un. Que si ce sont des pudeurs du public que l’on doive respecter, l’on ne peut arguer ni d’Aristophane, dont maintes éditions ont en note à toutes les pages : Tout ce passage est rempli d’allusions obscènes ; ni de Shakspeare, de qui l’on n’a qu’à relire certaines paroles d’Ophélie et la célèbre scène, coupée le plus souvent, où une reine prend des leçons de français. À moins qu’il ne faille suivre comme modèles MM. Augier, Dumas fils, Labiche, etc., que nous avons eu le malheur de lire, avec un ennui profond, et dont il est vraisemblable que la génération jeune, après les avoir peut-être lus, n’a gardé aucun souvenir. Je pense qu’il n’y a aucune espèce de raison d’écrire une œuvre sous forme dramatique, à moins que l’on ait eu la vision d’un personnage qu’il soit plus commode de lâcher sur une scène que d’analyser dans un livre.

Et puis, pourquoi le public, illettré par définition, s’essaye-t-il à des citations et comparaisons ? Il a reproché à Ubu Roi d’être une grossière imitation de Shakspeare et de Rabelais, parce que « les décors y sont économiquement remplacés par un écriteau » et qu’un certain mot y est répété. On devrait ne pas ignorer qu’il est à peu près prouvé aujourd’hui que jamais, au moins du temps de Shakspeare, on ne joua autrement ses drames que sur une scène relativement perfectionnée et avec des décors. De plus, des gens ont vu dans Ubu une œuvre « écrite en vieux français » parce qu’on s’amusa à l’imprimer avec des caractères anciens, et cru « phynance » une orthographe du xvie siècle. Combien je trouve plus exacte la réflexion d’un des figurants polonais, qui jugea ainsi la pièce : « Ça ressemble tout à fait à du Musset, parce que ça change souvent de décors. »

Il aurait été aisé de mettre Ubu au goût du public parisien avec les légères modifications suivantes : le mot initial aurait été Zut (ou Zutre), le balai qu’on ne peut pas dire un coucher de petite femme, les uniformes de l’armée, du premier Empire ; Ubu aurait donné l’accolade au tsar et l’on aurait cocufié diverses personnes ; mais ç’aurait été plus sale.

J’ai voulu que, le rideau levé, la scène fût devant le public comme ce miroir des contes de Mme Leprince de Beaumont, où le vicieux se voit avec des cornes de taureau et un corps de dragon, selon l’exagération de ses vices ; et il n’est pas étonnant que le public ait été stupéfait à la vue de son double ignoble, qui ne lui avait pas encore été entièrement présenté ; fait, comme l’a dit excellemment M. Catulle Mendès, « de l’éternelle imbécillité humaine, de l’éternelle luxure, de l’éternelle goinfrerie, de la bassesse de l’instinct érigée en tyrannie ; des pudeurs, des vertus, du patriotisme et de l’idéal des gens qui ont