Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
questions de théâtre
17

bien dîné. » Vraiment, il n’y a pas de quoi attendre une pièce drôle, et les masques expliquent que le comique doit en être tout au plus le comique macabre d’un clown anglais ou d’une danse des morts. Ayant que nous eussions Gémier, Lugné-Poe savait le rôle et voulait le répéter en tragique. Et surtout on n’a pas compris — ce qui était pourtant assez clair et rappelé perpétuellement par les répliques de la mère Ubu : « Quel sot homme !… quel triste imbécile » — qu’Ubu ne devait pas dire « des mots d’esprit » comme divers ubucules en réclamaient, mais des phrases stupides, avec toute l’autorité du Mufle. D’ailleurs, la foule, qui s’exclame avec un dédain simulé : « Dans tout cela, pas un mot d’esprit », comprend bien moins encore une phrase profonde. Nous le savons par l’observation du public des quatre années de l’Œuvre : si l’on tient absolument à ce que la foule entrevoie quelque chose, il faut préalablement le lui expliquer.

La foule ne comprend pas Peer Gynt, qui est une des pièces les plus claires qui soient ; elle ne comprend pas davantage la prose de Baudelaire, la précise syntaxe de Mallarmé. Elle ignore Rimbaud, sait que Verlaine existe depuis qu’il est mort, et est fort terrifiée à l’audition des Flaireurs ou de Pelléas et Mélisande. Elle affecte de considérer littérateurs et artistes comme un petit groupe de bons toqués et il faudrait d’après certains élaguer de l’œuvre d’art tout ce qui est l’accident et la quintessence, l’âme du supérieur, et la châtrer telle que l’eût pu écrire une foule en collaboration. C’est son point de vue, et de quelques démarqueurs et assimilateurs. N’avons-nous pas le droit de considérer au nôtre la foule — qui nous dit aliénés par surabondance, par ceci que des sens exacerbés nous donnent des sensations à son avis hallucinatoires — comme un aliéné par défaut (un idiot, disent les hommes de science), dont les sens sont restés si rudimentaires qu’elle ne perçoit que des impressions immédiates ? Le progrès pour elle est-il de se rapprocher de la brute ou de développer peu à peu ses circonvolutions cérébrales embryonnaires ?

L’art et la compréhension de la foule étant si incompatibles, nous aurions si l’on veut eu tort d’attaquer directement la foule dans Ubu Roi, elle s’est fâchée parce qu’elle a trop bien compris, quoi qu’elle en dise. La lutte contre le Grand Tortueux, d’Ibsen, était passée presque inaperçue. C’est parce que la foule est une masse inerte et incompréhensive et passive qu’il la faut frapper de temps en temps, pour qu’on connaisse à ses grognements d’ours où elle est — et où elle en est. Elle est assez inoffensive, malgré qu’elle soit le nombre, parce qu’elle combat contre l’intelligence. Ubu n’a pas décervelé tous les nobles. Semblable à l’Animal-Glaçon qui bataille contre la Bête-à-Feu, de Cyrano de Bergerac, d’abord elle fondrait avant de triompher, et triompherait-elle qu’elle serait fort honorée d’appendre à sa cheminée le cadavre de la bête-soleil, et d’éclairer sa matière adipeuse des rayons de cette forme si différente d’elle qu’elle est à elle, quoique extérieure, comme à un corps une âme.