Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/220

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dans les champs catalauniques, les cuirassiers de Reischoffen chargeant par les rues du village alsacien, les éléphants de Pandajvânâ écrasant les têtes de vingt mille Parsis, Annibal au lac Trasimène, la bataille d’Actium : mille autres images polychromes du temps de guerre. De façade en façade cela se suit, dans l’ordre historique. Esclaves d’un réalisme outré, qu’influence fort le japonisme voisin, les artistes ont peint de belles déroutes, avec les faces cadavéreuses des fuyards, les dents grinçantes, les yeux hagards des poursuivants, la lividité des sabres en l’air, les paniques de cavalerie, les poings terreux des moribonds. On marche en pleine bataille. À droite et à gauche le sang des peintures éclabousse les fleurs de l’émail. Il y a des têtes grimaçantes au bout des piques, des ventres ouverts pour laisser fuir l’éboulis des entrailles…

Entre ces façades grouille une population gouailleuse, grasse, que sanglent cependant les ceinturons et les brandebourgs. Elle se moque. Elle invective. Elle a des gestes obscènes, des mimiques ignobles. Toutes les faces sont rasées. Les lèvres font des bourrelets violâtres sous les nez larges. Brunes et malingres après la double saillie des pommettes, les faces malaises glissent parmi les autres ainsi que têtes de crotales.

Nous nous mêlâmes au flot des marcheurs. À entendre les propos bruyants, je me crus dans un faubourg de Paris, tel jour de fête publique. Sans avoir pris d’alcool, tous ces gens étaient ivres. Ils affectaient une ignominie plus basse que la réelle. Ils s’appelaient, s’injuriaient, se répondaient d’autres insultes fraternellement. Les dolmans écarlates des femmes tachaient de vif les uniformes gris et bruns des soldats. Nous arrivâmes à un grand portique bleu fabriqué selon la mode chinoise. Avant le pont-levis, toute la foule s’arrêta. Il y eut des alignements, puis du silence.

Alors nous entendîmes, comme à notre entrée en gare, les beuglements du bétail, derrière les murs dont les céramiques représentent des scènes de chasse ; et nous sûmes que c’étaient là Les Abattoirs.

Un officier vint nous prendre, nous guida. Nous parvînmes à une sorte de tour quadrangulaire basse, où tout un état-major siégeait.

Nous assistâmes aux Hécatombes.

À l’ouest de la plaine, devant nous, les trains dégorgeaient des nations de bœufs, de brebis et de porcs, aussitôt lâchés dans d’immenses prairies fangeuses. Les compagnies de soldats, armés d’aiguillons, entouraient cette masse, la harcelaient, la poussaient dans des espaces cernés de basses murailles et de plus en plus étroites, jusqu’à ce que, une par une, les bêtes engagées dans une sorte de couloir en pente, et piquées par les lances des cavaliers chevauchant à l’autre face de la muraille basse, fussent parvenues sous un court tunnel. À la sortie, elles recevaient sur la nuque le coup d’un maillet de bronze enfonçant une lame fixée à son centre. Car des soldats colossaux, du faîte du portique, à l’issue du tunnel, maniaient cet instrument de mort avec vigueur et promptitude.

Le bœuf tombe d’une masse sur le wagon dont la surface prolonge