Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/223

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fébrilement, s’embrassaient, s’accouplaient au hasard du sol, en s’injuriant parmi leurs râles de bonheur.

Un tramway nous emmena loin de cette ignoble fantasmagorie. La couronne de feu cernait mon front. Les nausées secouèrent mon estomac. Pythie me fit renifler des sels.

— Mais pourquoi cette diatribe ? répondit-elle à mes exclamations. N’était-il pas logique de diviser les forces des citoyens en productrices et destructrices, selon les tempéraments de chacun. Certes, les compagnons de Jérôme espéraient, comme les anarchistes actuels, un peuple composé de seules âmes excellentes et bénignes. Il a fallu en rabattre. On a pris le meilleur système, en parquant les instinctifs et les stupides dans l’armée où leur brutalité devient mérite, honneur, gloire. Comme on ne leur permet pas de quitter les territoires militaires, ils ne corrompent point l’esprit des pacifiques. Ils ne les molestent pas et n’appellent pas la riposte ni la lutte. C’est au prix seulement d’une séparation absolue que l’intelligence a pu tant s’accroître à Minerve, à Jupiter, à Mercure. Ceux-ci sont, à Mars, notre vigueur physique, notre redoutable vigueur physique. De ces soldats, la plupart ne pensent même pas à la différence entre vivre et mourir. Ils mangent, ils forniquent, ils tuent. Donner la mort leur parait une bonne farce. Ainsi, pour une petite fille, il semble amusant de pincer la sœur plus jeune. Ils y mettent de la malice et de la sournoiserie, par esprit puéril de jeu. Ils ne comprendraient pas la pitié ni la sensiblerie, pas plus que vos soldats ne la comprennent à Cuba, ou à Manille, ni les Turcs en Arménie. Seulement, ici, nous avons la franchise de ne pas faire du courage et du meurtre des déités magnifiques dénommées Gloire, Honneur, Abnégation, Sacrifice, Patriotisme, etc…

Le tramway nous conduisit jusqu’aux fabriques culinaires. Elles n’ont rien de remarquable. Dix mille cuisiniers, mâles et femelles, hachent, assaisonnent, cuisent, grillent, mettent en terrine et emballent, dans d’immenses édifices de fer bleu et de céramique blanche. Vêtus à la mode de nos marmitons européens, en coton immaculé, ces gens, quadragénaires pour le moins, opèrent devant de monstrueuses marmites.

Ensuite nous visitâmes les tanneries et les corroieries, où l’on prépare les havresacs des soldats, les ceinturons, les cuirs des harnais. Comme partout, les ateliers sont vastes, les murs d’émail représentent des sujets appropriés à l’industrie du lieu. Les hommes et les femmes travaillent en commun devant des établis propres. Il n’y a rien de l’immonde saleté habituelle à nos fabriques d’Occident. Les ventilateurs projettent un air parfumé. Des jets d’eau retombent dans les vasques. Les ouvriers sont assis en de bons et larges fauteuils. Un orgue joue des choses douces ; car la loi du silence est admise, observée de tous.

Cette promenade se termina par une excursion aux Fours crématoires.

Au milieu d’un bois épais, le mystère du Temple accueille de ses hautes et monstrueuses colonnes en céramique bleue. Les trains ap-