Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/222

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pelets de torpilles suspendus à la passerelle. En vérité je conçois mal toute cette organisation.

— Pourquoi donc, dit Théa ? Nous enrôlons dans l’armée ceux qui manifestèrent leur goût de conquête par le vol, leur goût de la mort par la soif de l’alcool, leur goût de détruire par la désobéissance aux lois de production. Loin de l’État l’idée de les punir. On les assimile seulement au métier qui séduit le mieux leur tempérament. Quel meilleur soldat qu’un brutal, un voleur, un ivrogne, un contrebandier, ou un assassin, puisque son devoir social est de vaincre, de conquérir, de s’enivrer de rage pour tuer, de ruser pour dépister l’ennemi, de mettre à mort le plus faible ? Seulement nous préférons qu’ils exercent les vertus de leur énergie contre les peuplades menaçant l’harmonie sociale. Dans l’armée nous comptons un général qui demeure un de nos savants les plus féconds d’esprit. Il voulut tuer sa maîtresse et le rival. Son groupe le désigna pour commander des troupes. Il remporte depuis dix ans, victoire sur victoire. Il inventa une stratégie. Il a chargé à la tête de sa cavalerie dans un combat que rappellent les statues des places d’armes. Sa colère et sa jalousie servent admirablement la cause de la civilisation. Vous vous étonnez de voir les abattoirs construits sur les champs de manœuvre. Mais au contraire cette habitude de donner la mort, de voir couler le sang, de ne pas s’attendrir a la vue de la victime pantelante, découpée, désossée, dépouillée, prépare de façon merveilleuse nos militaires à ne pas craindre la blessure ni s’étonner de la bataille. Nous développons par tous les moyens l’envie du meurtre, l’habitude de tuer, l’instinct de vaincre. Écoutez ces clameurs de joie. Tenez ! le maillet à lame abat un porc, à demi décapité par la force du coup. Le sang jaillit par deux fontaines ; la bête ahurie grogne et s’agite ; elle éclabousse de crachats rouges la haie des curieux ravis et qui s’amusent à présenter les visages vers le jet du sang. Comment ces êtres-la s’épouvanteraient-ils ensuite si l’ennemi décapite à leur côté le camarade de leur grade. Regardez à gauche ces jeunes femmes qui poursuivent un mouton échappé. Quelle agilité, quelle grâce et quelle rapidité dans leur course ! Voici qu’elles vont l’atteindre. La grande rousse brandit le couteau. La petite noire s’efforce de la dépasser afin de frapper la première. Une troisième galope. Elle gagne du terrain. Les entendez-vous rire ? Les voyez-vous bondir ?… Ça y est : la petite noire agrippe la bête. La lame luit. V’lan : elle roule par terre avec le mouton. Tenez : toutes ces lames plongent dans la vie bêlante ; elles se relèvent rouges. Oh, la petite qui tient par la toison la tête ovine tranchée, où pend une loque de chair ! Voilà l’esprit guerrier dans toute sa gloire. Écoutez rire l’ivresse de vaincre…

Pythie ricana. Moi j’eus mal au cœur et demandai à partir. Nous nous éloignâmes.

Partout on rencontrait des hommes et des femmes tachés de larges plaques rouges ; avec des poils et des caillots visqueux sur leurs guêtres. Ivres comme s’ils avaient bu, ils titubaient, chantaient, parlaient